« Parfois, après le travail, je n’ai même plus assez d’énergie pour dîner », Alice, 33 ans, psychologue
Publié il y a 5 ans, le 7 février 2020
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Alice, qui souhaite préserver son anonymat, a choisi de ne pas dévoiler son handicap sur son lieu de travail. Alors elle compense, jusqu’à l’épuisement.
« Je travaille dans une structure médico-sociale où je suis psychologue et m’occupe de l’accompagnement professionnel des patients, qui sont en situation de handicap pour la plupart. Je suis concernée à titre personnel par le handicap : j’ai été diagnostiquée autiste Asperger (entre autres) en décembre 2019 par une psychiatre parisienne spécialisée après des années d’errance. C’est donc tout récent.
Au travail, mes collègues suggéraient beaucoup que mon fonctionnement était différent : on soulignait que j’avais une grosse capacité de travail, une attention pour les détails ou encore que je fais les choses différemment.
« Je voulais déjeuner à la cantine pour m’intégrer»
Depuis toujours, je me mets la pression pour discuter avec les gens, leur ressembler. Cela me fait accumuler une fatigue sensorielle car lorsque j’échange, je dois gérer la stimulation de tous mes sens qui s’activent : le bruit, l’odeur… et en plus décoder l’implicite dans la conversation. C’est très fatigant d’essayer de ressembler en permanence aux autres et surtout de masquer sa sensibilité et ses perceptions.
Au début, au travail, un de mes défis était d’aller déjeuner à la cantine au moins deux fois par semaine dans le but de m’intégrer. J’ai tenu une semaine car la bouffe est dégoûtante, ça sort de mes habitudes et rituels, il y a du bruit, ça résonne, c’est en sous-sol et il faut suivre des conversations qui ne m’intéressent pas.
C’est un moment de détente pour mes collègues, mais pas pour moi. Comme beaucoup de personnes autistes, j’ai besoin de temps calme. La solitude me ressource, alors que chez les neuro typiques elle est souvent signe de détresse.
Je suis face à la même difficulté lors des congrès. J’essaie de m’intégrer, mais je me sens en décalage et gauche. Le masking m’épuise et me détruit parce que je ne peux pas être moi-même. J’aimerais être appréciée à ma juste valeur en tant que jeune femme qui a des qualités, ne pas juste être vue comme la nouvelle collègue solitaire.
« Le manque de participation aux bavardages peut nuire à ma carrière »
Cette difficulté freine mon intégration et a été remarqué récemment, lorsque ma période d’essai a pris fin. Mon supérieur a dit que j’avais un comportement « solitaire » et « individuel ». J’ai remis en cause ce dernier terme, puisque j’échange facilement avec mes collègues quand il s’agit des patients. Mon chef est bienveillant mais il veut que son service fonctionne. Je pense bien faire mon travail mais cette histoire de participation aux bavardages peut vraiment nuire à ma carrière.
« Ce qui me sauve, c’est mon expérience professionnelle »
Je n’ai pas dit à mon supérieur que j’ai été diagnostiquée austiste Asperger pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai des camarades qui ont été poussés vers la sortie à l’issue de leur période d’essai pour cette raison. Moi, ce qui m’a sauvé, c’est mon expérience : il y a 5 ans, quand j’étais en début de carrière, si j’avais été dans le même état de fatigue qu’aujourd’hui et dans l’incapacité de masquer comme ça m’arrive de plus en plus souvent, je n’aurais pas été gardée. Aujourd’hui, comme j’ai de l’expérience et que je suis compétente, je pense qu’on me pardonne davantage mes particularités.
Un deuxième aspect m’a freiné : la structure est bourrée de psychologues et de médecins qui peuvent avoir des préjugés sur la neurodiversité, car ils ne connaissent pas réellement ce que c’est. Ils pourraient dire que je n’ai pas de trouble du spectre autistique car je regarde dans les yeux, par exemple. Ou bien que je ne peux pas être psychologue car je n’ai pas probablement pas d’empathie.
« Mes collègues lointains risquent de se focaliser sur les troubles »
En revanche, j’en ai parlé à deux personnes sur mon lieu de travail, dont à ma collègue directe, avec qui j’ai une jolie relation. Elle m’a récemment aidé à poser des congés car j’ai des difficultés à le faire. Heureusement, le contact dans les relations individuelles passe bien.
J’ai également été directe avec la médecine du travail, notamment car j’ai fait un burn-out en 2017. J’ai dit que j’avais besoin d’adaptation, notamment pour la lumière de mon bureau. C’est un néon vraiment très éblouissant.
Je ne vois pas l’intérêt d’annoncer mon diagnostic à mes collègues lointains : ils risquent de se focaliser sur les troubles. Quand on parle des gens en situation de handicap, on pointe toujours du doigt quelque chose qui est, soi-disant, leur manque. J’ai choisi l’image que je veux donner : c’est plus facile d’être une pétasse indépendante que de montrer mes faiblesses.
« Mes semaines sont un marathon permanent »
Sur mon lieu de travail, je compense en permanence. Par exemple, si une patiente a une voix haut perchée ou parle fort, cela me demande un effort. Mes semaines sont donc un marathon permanent. Je travaille de 9 heures à 17h30 et parfois quand je rentre, je n’ai plus assez d’énergie pour dîner.
Je ne trouve pas normal de devoir travailler à temps plein car cela m’épuise. Dans l’idéal, il faudrait que je travaille à 70% ou à 80%. Or si je fais ce choix, je n’aurai aucune compensation financière. Quand on est autiste, il faut être complètement incapable de travailler pour pouvoir recevoir une telle aide.
Les personnes dans mon cas doivent se débrouiller pour avoir des statuts de cadre dans des entreprises flexibles pour aménager leur temps de travail. Dans mon cas, ma psychiatre me conseille d’ouvrir mon cabinet.
Tout le monde parle d’autonomie dans le handicap mais c’est stupide : on ferait mieux de développer une entraide car on a tous besoin d’aide à certains niveaux dans nos vie. Cette course à l’autonomie se rapproche beaucoup de la course à la normalité. »
Propos recueillis par Laure Delacloche