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Photo de Pierre à son bureau

« Les nouveaux clients me prennent pour un stagiaire », Pierre, gérant automobile

Pierre, gérant automobile, dans le département de l’Essonne en région Île-de-France, nous raconte son parcours professionnel. Le chef d’entreprise de 37 ans, atteint d’une paralysie cérébrale, exaspéré, mais pas résigné, continue d’avancer malgré les difficultés qu’il rencontre.

« Clairement, quand tu es une personne handicapée, tout est plus difficile lorsque tu deviens adulte. Pour restituer le contexte, j’ai suivi ma scolarité à Paris, dans un centre spécialisé pour personnes handicapées. À ma sortie du centre, s’en suivent des années extrêmement compliquées ; je suis un jeune adulte en situation de handicap qui découvre la vie en dehors de l’institution.

Certainement, je ne sais pas où me situer. Par exemple, de 17 à 20 ans, tu n’as pas de ressources, car, de mémoire, l’allocation adulte handicapée (AAH) ne peut se déclencher qu’à partir de 20 ans. Tu te retrouves alors dans une situation précaire. J’ai donc cherché ce que je pouvais faire et me suis dirigé vers l’informatique. J’ai suivi une formation qui m’a permis de faire une alternance via le CESI. Après l’obtention de mon diplôme en maintenance informatique, j’ai commencé à travailler chez SFR en tant que conseiller clientèle. Par la suite, j’ai enchaîné chez Free, une entreprise qui m’a très bien accueillie. J’y ai appris énormément et acquis de nouvelles compétences qui me servent encore aujourd’hui.

La création d’entreprise

Étant passionné par l’automobile depuis tout jeune, arrive un moment où je prends la décision de créer mon entreprise dans ce secteur. Je n’ai pas pris cette décision sur un coup de tête. J’avais certes une rémunération confortable, mais pour ma santé, notamment physique, je ne me voyais pas rester au téléphone derrière un bureau. Ensuite, je me suis dit logiquement que j’étais reconnu handicapé à plus de 80 %, que l’allocation adulte handicapé (AAH), même si ce n’est pas grand-chose, me sécuriserait un peu en cas de gros problèmes et Free a adapté mon temps de travail.

J’ai donc démarré uniquement sur l’achat et vente de véhicule, à Ivry-sur-Seine, dans le département du 94. J’y avais loué un petit local avec un petit budget. C’est un parcours difficile. J’ai été très mal reçu voire même discriminé par toutes les agences bancaires que j’ai pu rencontrer.

Un jour, en empruntant une route nationale près de chez moi, je remarque un énorme local. Aussi vite, je dépose un dossier avec l’appui de mon comptable. Il est vrai que j’eus un peu peur de ne pas l’avoir avec mon petit bilan. Mais finalement, je récupère les clés du local de 400 m2, seulement deux mois après ! Pas très à l’aise avec l’étude de marché, je réalise qu’il y manque un peu de hauteur, pour y installer des points élévateurs qui permettent de réviser les véhicules et bien sûr les travaux sont onéreux…

Malgré tout, j’arrive à ouvrir, avec au départ, un seul salarié. Évidemment, cela prend du temps pour démarrer, je structure l’entreprise et étant novice dans l’automobile, je fais le choix de développer la boite, en achetant le matériel nécessaire et ne lésinant pas sur les investissements. La totalité de ce qui entre est réinvestie dans l’entreprise et seulement en fonction des possibilités, je me verse des dividendes en fin d’année.

Les comportements inappropriés

Quand tu sors de l’institution, tu dois faire un long travail sur toi-même pour prendre confiance, comprendre que tu es légitime. Mais malgré ce travail accompli, cela n’est pas suffisant, car ensuite, il faut constamment convaincre les autres. On devrait tous en être convaincus pour gagner du temps et de l’énergie.

Aux premiers jours du magasin et encore un peu, aujourd’hui, lorsque j’ouvre le local et que les premiers clients entrent, on me demande avec inquiétude : est-ce que c’est vous qui allez réparer ma voiture ? Auquel je réponds : non monsieur, je suis le gérant, j’ai du personnel qualifié pour ça. Cette réponse les laisse encore plus dubitatifs, mais que puis-je répondre de plus, c’est épuisant. Ça ne doit pas être ça la vie. Je sens qu’il y a toujours ce petit truc qui ne passe pas. Quand tu es en fauteuil, dans la tête des gens, ce n’est pas possible, tu ne peux pas être patron ! Ce manque de légitimité me pénalise, car le milieu de l’automobile est très concurrentiel, vorace, très masculin. Alors, oui, quand tu as des clients habitués, ils t’en ramènent d’autres, mais bon…

Souvent, les nouveaux clients me prennent pour un stagiaire ! Mais les pires sont ceux qui s’accroupissent pour me parler… Je suis un enfant, moi ? Putain de m*rde ! Tu bois un café, dans mon salon, un minimum de respect, tout de même. Ce genre de comportement te bouffe toute la journée ! Imaginez, ce n’est pas vraiment mieux quand je reçois des fournisseurs ou des confrères…

Les bizarreries du business du handicap

En 2019, je vois passer sur Internet l’annonce d’une association nationale qui a pour devise et slogan de promotion, l’aide aux personnes en création ou chefs d’entreprises handicapées. Je me dis, bon allez, c’est bon à prendre et je m’y inscris. À la suite de cela, ma candidature est retenue et je gagne un accompagnement effectué par un bénévole durant un an, qui évolue plus ou moins dans mon secteur d’activité. Avant ceci, je ne m’étais jamais servi de ma situation physique pour accéder à quoi que ce soit.
Le hic, c’est que j’avais déjà trois ans d’existence et que le programme d’accompagnement était organisé pour les personnes porteuses d’idées, au stade de la création. Alors, évidemment, ça peut permettre de se connecter à un réseau quand tu veux créer, t’aider à trouver un statut juridique pertinent ou encore à te connecter à une agence bancaire, ce qui peut être génial. Mais dans mon cas, j’avais des difficultés concrètes, c’est la raison pour laquelle j’y avais participé. J’ai tout de même essayé de jouer le jeu, car je m’étais engagé et également parce qu’on m’avait tendu la main. 

Il fallait notamment y faire un nombre d’heures, suivre des ateliers, mais j’avais besoin d’outils opérationnels qu’ ils n’avaient pas. Je m’attendais à ce qu’on puisse me proposer des pistes concrètes afin de m’améliorer sur le terrain, par exemple dans le management avec mes salariés ou encore pour être plus responsable dans mes processus d’entreprise au niveau écologique.

C’est sur ce constat que j’ai informé l’encadrante, pour lui dire que je ne m’y retrouvais pas, que je n’étais pas dans le bon bateau, car concrètement, je devais en parallèle remplir mes obligations journalières et faire tourner ma boîte.

Je pense que faire des ateliers théoriques dans les beaux quartiers de Paris, avec sans doute de la subvention, est trop facile. Pour être honnête, j’ai trouvé ça vraiment malsain de prôner un concept vertueux dans le champ du handicap et de ne faire que de l’acting. J’espère qu’ils ont depuis progressé dans leur format d’accompagnement, car la structure avait tout de même l’air d’être à l’écoute des remarques.

Je vais vous raconter une autre anecdote : depuis 2016 et une loi Macron, pour les entreprises concernées et qui ne respectent pas l’obligation, il est possible de bénéficier de déduction à la contribution financière due, lorsque leur taux d’emploi de personnes handicapées est inférieur à 6%. Cela peut se faire en passant des contrats d’achat de biens et services avec des Entreprises Adaptées, des ESAT ou des Travailleurs Indépendants Handicapés. Alors, je me dis, chouette ! Je remplis la case. Je décide donc de participer, avec une de mes collaboratrices à un salon, où je paye une entrée et un stand onéreux ; je ne me souviens plus du nom exact du salon, car j’ai fait cela il y a plusieurs années maintenant, c’était vers la Porte de la Villette.

Au fil de cette journée, le constat est implacable, je constate que je suis le seul à être Travailleur Indépendant Handicapé. Le reste des exposants sont des ESAT. J’ai présenté mon offre à de très grosses boîtes qui m’ont signifié ne pas être intéressées par ma société. Il n’y avait aucune personne handicapée, que des valides en costume qui signaient des contrats à tout-va. J’étais halluciné que les entreprises préfèrent signer des contrats avec des ESAT où les gens doivent prendre des transports PAM*, mettre des choses dans des cartons, pour être payés des clopinettes. Pourquoi engraisser ce système ? C’est horrible. J’ai quitté le salon écœuré.

Les problèmes avec la MDPH

En 2019, arrive ensuite le fameux renouvellement de dossier à la Maison départementale des personnes handicapées (M.D.P.H.). Je vais donc voir mon médecin traitant. Je me déplace en fauteuil roulant depuis mes 8 ans. Mon physique se dégrade, plus l’âge avance, plus mon handicap est difficile à gérer.

Cependant, en 2020, la MDPH renouvelle ma reconnaissance de travailleur handicapé (RQTH**) mais pas mon Allocation aux adultes handicapés (AAH), celle-ci est refusée. Cela tombe en plein Covid ! Je rentre donc dans un tourbillon, je me pose beaucoup de questions, comme nous tous. Mon entreprise perd énormément d’argent, mais je continue de payer mes salariés. S’en suit la fermeture de rideau, dû au confinement initial.

On me dit alors de faire une demande de conciliation, qui peut s’activer derrière un refus. On ne peut plus trop se déplacer, donc bien entendu, j’envoie mes courriers en recommandé. Sans succès. N’ayant pas de réponse, je décide de me rendre sur place. La MDPH prétend ne rien avoir réceptionné et je demande en réponse si c’est bien leur tampon sur mon accusé de réception. Après ce constat, la personne avec qui j’échange me demande en toute incohérence de rédiger une nouvelle demande de conciliation sur place au guichet. Évidemment, je m’exécute, car je n’ai pas d’autre solution, je suis dans l’urgence.

Dans mon esprit, le temps d’attente raisonnable pour traiter un courrier est de deux mois, ainsi, je les appelle passé ce délai de façon hebdomadaire. Je ne les embête pas tous les jours, je ne prends aucun plaisir à téléphoner. Les premiers retours téléphoniques me donnent des délais de 12 mois pour traiter ma demande, c’est pour moi l’incompréhension totale. Je reste donc ainsi sans revenus et décide d’y retourner six mois après. On me demande si j’ai reçu leur courrier à la maison et je réponds que non. Alors une personne me sort un duplicata et me dit que compte tenu de la situation Covid et le grand nombre de demandes, il ne traite plus les conciliations ! Lorsque je demande ce que je dois faire, on me suggère de faire un recours, une procédure qui dépend du service juridique. Cela fait maintenant deux ans que j’attends une issue et que je suis en grande difficulté.

« J’ai toujours acheté mes fauteuils roulants moi-même. »

À chaque fois que j’y pense, j’essaie de trouver des raisons rationnelles… La chose qui ressort quand je discute de ma situation avec des proches, c’est qu’étant donné que je suis chef d’entreprise, je n’ai pas tant besoin de cette allocation. Je trouve cela absurde, car ça ne veut pas dire que je n’ai pas besoin d’aide et que mes 80 % d’invalidité ont disparu. Je ne réclame pas grand-chose. J’ai toujours acheté mes fauteuils roulant moi-même.

Depuis la crise pandémique, c’est plus dur, même si nous ne sommes plus confinés, les gens sont en télétravail. Heureusement, j’ai aujourd’hui un entourage et j’arrive à me débrouiller.

Cependant, je connais des personnes handicapées, qui ont des handicaps plus visibles que le mien, qui ont plus de charisme que moi et qui sont plus intelligentes ; et je comprends maintenant, pourquoi elles finissent par abandonner.

Je crois être quelqu’un de bienveillant. Si je peux apporter un peu avec mon témoignage, ma petite expérience, je le fais, je pense que c’est important. »

  • *Le service PAM – Pour Aider à la Mobilité – est un service public de transport à la demande.
  • **La reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) permet l’accès à un ensemble de mesures favorisant le maintien dans l’emploi ou l’accès à un nouvel emploi.

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