Langue des signes : appropriation culturelle lors d’événements nationaux
Publié il y a 3 ans, le 17 janvier 2022
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Dernièrement, trois événements nationaux ont proposé une prestation en chansigne. Bonne nouvelle pour la culture sourde ? Pas vraiment : sur le devant de la scène, des personnes valides. De nombreuses personnes sourdes se sont mobilisées pour dénoncer une appropriation culturelle de la langue des signes (LSF). Elles ont aussi déploré des problèmes d’interprétation de la LSF.
“Pour la troisième fois cette année, des personnes non-sourdes se sont approprié la langue des signes lors de grandes manifestations publiques : le lancement des JO de Paris 2024, la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées et l’entrée au Panthéon de Joséphine Baker”, déplorait, début décembre, Audrey Sangla, chargée de communication chez Rogervoice, dans un post sur le réseau Linkedin.
Appropriation culturelle
À chaque fois, la volonté des organisations était affichée : “inclusion“, “démarche artistique qui décloisonne“, “mettre en avant le handicap“. Oui mais voilà, ces trois événements proposaient des prestations de chansigne* réalisées par des personnes entendantes. C’était le cas pour “La Marseillaise” interprétée pendant la cérémonie lançant les Jeux Olympiques de Paris, le 5 septembre. Lors de l’entrée au Panthéon de Joséphine Baker, le morceau “Dans mon village” était également chansigné. Enfin, à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées, l’AGEFIPH a proposé plusieurs clips intitulés “Différents et alors”. L’épisode 2, en chansigne, était réalisé par Team Sign Event. “C’était le seul artiste valide des trois clips qui doivent, normalement, représenter les personnes handicapées”, regrette la Fédération nationale des sourds de France (FNSF). Comme Audrey Sangla, elle a dénoncé ces choix, notamment sur Twitter.
Ces intervenants “prennent la place des artistes sourds qui sont nombreux et talentueux, mais qui, eux, ont du mal à trouver du travail, car leur métier est encore méconnu en France. Il y a une réelle inégalité. Quand nous voyons des gens pratiquer la LSF, ce sont les entendants qui sont mis en avant, dans les événements, mais aussi dans les films ou dans les séries, lorsqu’il faut représenter un sourd, ou chansigner en LSF”, déplore la FNSF.
Audrey Sangla a posé des mots sur la situation : “Ça s’appelle du validisme, de l’appropriation culturelle et de l’audisme”, écrit-elle sur Linkedin. Le validisme désigne les discriminations et les préjugés qui ciblent les personnes handicapées et l’audisme concerne plus spécifiquement ceux subis par les personnes sourdes. L’appropriation culturelle, quant à elle, renvoie au fait, pour des personnes ayant une position dominante dans la société, de s’approprier et d’utiliser la culture et l’art de minorités.
Inclusion ou communication ?
“Oui pour mettre en avant la diversité ou la beauté de la LSF. Mais avec et par les personnes concernées, c’est-à-dire les personnes Sourdes. C’est bien de voir plus de langues des signes, mais pas juste en décoration”, continue Audrey Sangla. Un constat partagé par la FNSF : “Lors de l’entrée au Panthéon de Joséphine Baker, les enfants ont fait un chansigne en LSF qui était beau à voir, mais incompréhensible. Il n’y avait pas de personne sourde et compétente en LSF derrière eux, pour les coacher. Nous n’acceptons pas que les gens qui veulent montrer l’inclusion maltraitent notre langue. “
De nombreuses personnes sourdes ont aussi réagi en commentant les publications promouvant ces événements, pour regretter l’absence d’artistes ou de personnes concernées sur le devant de la scène. Une absence encore plus incompréhensible pour la cérémonie de l’entrée au Panthéon de Joséphine Baker : l’Institut des jeunes sourds de Paris se trouve à un peu plus de 10 minutes à pied, relève justement une internaute sous la publication d’Audrey Sangla.
Les commentaires évoquaient aussi les problèmes d’interprétation de la LSF, lors de ces prestations. “Nous n’avons rien compris à leur sens. Ces gens n’avaient pas le niveau pour communiquer avec aisance en LSF”, estime la FNSF. “Les signes étaient mauvais : il y avait des maladresses, trop de français signé, peu d’expressions du visage ou exagération, des soucis de grammaire…”, approuve Mélanie Lemaistre, professeure de LSF, qui s’est aussi faite connaître sur Youtube, où elle poste des vidéos sur la culture sourde.
Des problèmes accentués par la retransmission filmée de la représentation donnée lors de l’entrée au Panthéon de Joséphine Baker. En effet, de longs passages ne montraient pas la chorale qui chansignait à l’image, coupant donc totalement la prestation pour les personnes sourdes. “Heureusement qu’il y avait le sous-titrage, mais ce n’est pas normal… Encore une barrière de plus, alors que nous sommes censés comprendre, étant donné que la LSF est notre langue”, pointe la FNSF.
La culture sourde encore trop peu représentée et la LSF trop peu accessible
La fédération constate même que “de plus en plus de cours en LSF sont donnés par des personnes non diplômées… Il manque un réel suivi de qualité”. De l’avis de tous, il reste encore beaucoup de progrès à faire pour que la LSF et la culture sourde soient plus accessibles et mieux représentées en France.
Interdite jusqu’en 1977, la langue des signes est reconnue comme une langue officielle depuis 2005, en France, mais n’est toujours pas inscrite dans la constitution. Jusqu’en 1991, il était interdit d’enseigner en LSF. Depuis, des classes ont été ouvertes mais la LSF reste rare à l’école. “En France, il y a 10 600 élèves sourds d’âge scolaire. 3 573 élèves sourds ont fait le choix d’un parcours scolaire en LSF, soit 33.7 %. (…) Parmi eux, seulement 340 (en 2018 / 2019) sont dans des classes en LSF connues”, précisait l’Association Nationale de Parents d’Enfants Sourds, en juillet 2019.
L’accessibilité des services publics se développe également (trop) lentement : le service de renseignement par téléphone sur les droits et démarches administratives « Allô service-public 3939 » est accessible, depuis 2021, pour les personnes ayant une déficience auditive. L’accès à l’information est aussi compliqué pour les personnes sourdes : les émissions et journaux télévisés sont peu sous-titrés, et encore plus rarement signés.
Petite note d’espoir cependant pour les Jeux Olympiques 2024 : le comité d’organisation a écouté les remarques et s’est excusé publiquement. Des rencontres ont été organisées entre le comité et plusieurs associations, dont la FNSF. Sur sa page Twitter, la fédération se réjouit : “Cette entrevue a permis aux parties prenantes de s’accorder sur les objectifs à venir, et ce dans le respect de la langue des signes française et de la communauté des Sourds à dessein de rendre les Jeux Olympiques et les Jeux Paralympiques plus éclatants et plus inclusifs que jamais.” Reste à voir de quelle manière ces rencontres se concrétiseront.
*Le fait de créer ou de reprendre et d’interpréter une chanson en langue des signes.
Un article de Mathilde Sire