Crip Camp : un documentaire qui donne les clés de l’émancipation
Publié il y a 4 ans, le 27 juillet 2020
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En rappelant l’histoire des luttes menées par les personnes handicapées pour leurs droits aux Etats-Unis, ce film est reçu en France comme un outil de prise de conscience et de mobilisation. La non-mixité, mais aussi le sentiment d’appartenir à un groupe, ou encore le contexte des années 70, ont permis à ces revendications d’émerger.
« Crip Camp, c’est une étape-clé dans l’histoire des personnes handicapées », affirme Céline Extenso, l’une des fondatrices du collectif féministe et antivalidiste Les Dévalideuses. Ce documentaire retrace le combat politique de personnes handicapées aux Etats-Unis dans les années 1970 pour obtenir une loi consacrée à leurs droits civiques et surtout sa mise en œuvre (1). Il suit un groupe de militants, depuis leur jeunesse en colonie de vacances, à leur sit-in de 25 jours dans l’équivalent du ministère de la Santé de Californie, et jusqu’à leurs victoires législatives.
Au contraire du film australien Defiant Lives (2), très peu diffusé en France, Crip Camp – La révolution des estropiés, est disponible sur Netflix depuis fin mars. « Parce qu’il est facilement accessible, ce film permet de toucher le grand public et pas seulement les militants », se réjouit Céline Extenso, qui constate que « nous avons peu de récits des luttes politiques de personnes handicapées disponibles ».
« Une ressource pour l’émancipation »
« Ce film est d’une grande actualité dans le contexte français : il montre que le changement vient des personnes handicapées elles-mêmes, plutôt que des gérants des établissements qui prétendent les représenter », ajoute Cécile Morin, membre du Comité lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE).
« Beaucoup de films sur le handicap redoublent les stéréotypes validistes, alors que celui-ci est une ressource pour l’émancipation. On voit des personnes handicapées en train de changer le cours de l’histoire : je n’avais vu d’images d’archives comme ça des luttes handi ! » s’exclame-t-elle.
« Nos seuls espaces non-mixtes, ce sont les institutions »
A Camp Jened, cette colonie de vacances hippie pour les personnes handicapées, de jeunes américains partagent pêle-mêle leurs premiers émois et leurs difficultés face à leurs parents. Leurs amitiés permettent d’organiser, quelques années plus tard, un combat politique pour défendre leurs droits. Pour Céline Extenso, cela montre l’utilité d’espaces de parole non-mixte. « Il faut vraiment que les personnes valides sortent complètement du champ : les rencontres en non-mixité commencent souvent par du partage d’expériences, par notre vécu par rapport aux valides. Ensuite, on peut mettre au point des stratégies et des actions collectives », explique celle qui a participé à fonder Les Dévalideuses.
En dehors des associations militantes, « les seuls espaces non mixtes que nous avons, ce sont des institutions. Or ce sont des endroits très validistes qui ne favorisent pas la parole », regrette-t-elle.
Le même destin social, hier et aujourd’hui
« Après avoir vu ce film, je ne vois pas quels arguments on peut donner pour l’institutionnalisation ! » acquiesce Cécile Morin, du CLHEE. Elle reste marquée par les images d’archives « très dures » des personnes en institutions. « Le destin social des personnes handicapées, c’était d’être ségréguées, on le voit bien dans Crip Camp », poursuit elle. « On en est encore là en France. »
Un contexte mondial et une épidémie
Retour dans les années 70, « où la lutte des personnes handicapées a bénéficié de la lutte des Noirs pour les droits civiques », souligne Cécile Morin. Selon cette militante, le contexte historique du film est un aspect très important du documentaire car « comparer notre situation à celle d’autres minorités est très porteur. »
Revendications des Noirs, mais aussi des féministes, des homosexuels, des pacifistes… « En France comme aux Etats-Unis, certains mouvements posent des questions en terme de groupes opprimés mais aussi de lutte des classes », confirme Jérôme Bas, sociologue spécialiste du handicap. « Pour ces mouvements le corps est à la fois un support de l’oppression, de l’exploitation, mais aussi un moyen de libération. C’est un contexte favorable pour les revendications des personnes handicapées », poursuit-il.
Un deuxième facteur entre en jeu : l’épidémie de poliomyélite, importante en Europe et surtout en Amérique du Nord, entre 1940 et 1960. Cette maladie a eu pour conséquence la création d’un « cadre comme les colonies de vacances où se sont rencontrés certains des militants ». Camp Jened en est une illustration, mais en France aussi, de telles colonies existent et elles s’ouvrent progressivement « aux infirmes moteurs cérébraux et à d’autres handicaps moteurs », retrace le sociologue.
« Ces jeunes de la génération “polio” pouvaient donc avoir 20 ans en Mai 68 », souligne le sociologue. Il repère une « synchronisation » entre des jeunes qui se perçoivent désormais comme un groupe et « une ambiance faite de mouvements sociaux et de contre-culture », qui mène à l’émergence des luttes politiques pour l’émancipation des personnes handicapées.
De fait, au moment où les activistes issus de Camp Jened organisent le sit-in du ministère de la Santé à San Francisco, en 1977, en France le Comité de lutte des handicapés, qui est notamment connu pour son journal « Handicapés méchants », fête ses quatre ans. Puis ces mouvements s’étiolent dans les années 1980 et ces combats semblent tomber dans l’oubli.
L’émergence d’un nouveau mouvement d’émancipation ?
« Je suis née en 1977, et on ignorait totalement qu’il y avait eu des luttes politiques de personnes handicapées », déplore Cécile Morin. « Aux Etats-Unis cette histoire semble avoir été davantage transmise, entre autres via les disability studies », explique Jérôme Bas, même si en France, des publications universitaires telles que la revue Alter ont transmis une partie de cette histoire.
De leurs côtés, le CLHEE et les Dévalideuses perçoivent un nouveau souffle depuis quelques années. Un « élan collectif » dont le CLHEE a été « la première étincelle », selon Céline Extenso. Celui-ci s’est ressenti le 17 mai dernier, lorsque quatre collectifs ont dénoncé un tri des personnes handicapées, privées pour certaines d’accès aux services de réanimation pendant l’épidémie de coronavirus. Des vies très peu évoquées, comme le relayait alors Beaview.
(1) Ce sera d’abord un changement de la loi de 1973 « Rehabilitation act » et la mise en œuvre de sa section 504, puis bien plus tard, la loi Americans with disabilities act en 1990.
(2) Defiant Lives, sorti en 2017 et réalisé par Sarah Barton.
Un article de Laure Delacloche