Manifestation : à Bruxelles, convergence européenne pour la liberté
Publié il y a 5 ans, le 10 octobre 2019
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Dans la fraîcheur matinale du Parc du Cinquantenaire à Bruxelles, les activistes du réseau de l’Enil se préparent à la Marche de la liberté. Nous sommes le mercredi 2 octobre 2019, seconde journée du Freedom Drive. Cette manifestation biannuelle est organisée à l’échelle européenne par l’Enil pour revendiquer le droit à la vie autonome pour toutes les personnes en situation de handicap. Trois jours durant lesquels plusieurs centaines de personnes se rencontrent, échangent expériences et témoignages, et affûtent leurs stratégies.
Dans leur viseur, le droit à une véritable assistance personnelle et la lutte contre l’institutionnalisation forcée. Ils s’organisent aussi contre l’austérité qui les frappe et le système économique qui la permet ainsi que la nécessaire convergence avec les autres opprimés face à la levée des populismes réactionnaires. La manifestation, placée au milieu de l’événement, doit rallier le célèbre parc bruxellois au Parlement européen situé au cœur du quartier des institutions.
À neuf heures cinq, le jour J, la délégation norvégienne déambule dans les allées du jardin public, à la recherche du point de départ. Elle croise et s’agglomère avec plusieurs autres personnes lancées dans la même quête, formant un début de rassemblement au croisement de deux allées. Les cyclistes qui traversent le parc slaloment entre les personnes ou font le tour en roulant dans l’herbe. Au bout d’une quarantaine de minutes, l’ensemble des participants parvient à se regrouper sous les imposantes arches du cinquantenaire. Des panneaux arborant des slogans sont distribués tandis que le rassemblement s’étoffe. Très vite, les premiers slogans retentissent, de « Qu’est-ce qu’on veut ? La liberté ! Quand ça ? Maintenant ! » à « Rien à propos de nous sans nous ! »
Lisbeth, militante belge, fait au micro l’appel des délégations par pays : Royaume-Uni, Croatie, Norvège, Islande, plus d’une vingtaine de nationalités sont présentes. Et si les plus nombreux sont de loin les Scandinaves, certains sont venus de très, très loin. Nous croisons un Australien et un groupe de plus d’une dizaine de Japonais. L’une d’entre eux explique avoir rencontré Nadia Hadad, membre du bureau de l’Enil, il y a deux ans aux Etats-Unis et que, suite à une poursuite de leurs échanges par vidéoconférence, ils ont été invités à se joindre au Freedom Drive.
Avant de s’élancer, les militants profitent de ce moment de retrouvailles pour multiplier les portraits de groupe et répéter une chanson écrite pour l’occasion. Simone Aspis, militante au Royaume-Uni, explique être venue pour exiger des engagements de la part de l’Union Européenne pour « l’interdiction de l’internement forcé » et l’assurance que les fonds européens ne sont pas utilisés pour financer des programmes d’institutionnalisation des personnes. Pour elle, « la ‘vie indépendante’ recouvre un ensemble de droits qui comprend l’éducation, les transports, et la participation à la société dans tous ses aspects ». Autour d’elle, slogans et pancartes sont majoritairement en anglais, même si certains ont écrit dans leur langue natale. Parmi ces derniers, les Français de la CLE Autistes qui affichaient sur leur banderole « On ne veut pas être sensibilisé.e.s, on veut être accepté.e.s ».
Alors que le cortège commence à prendre la rue, on mesure les défaillances de la chaussée bruxelloise. Certains activistes déploient des rampes portatives pour franchir certains trottoirs, et les rues pavées en montée compliquent largement la progression des fauteuils non-motorisés. Pas de quoi démotiver les troupes pour autant, qui donneront de la voix en continu durant les deux heures passées de manifestation. « L’institution, pas une solution ! » et « Choix, contrôle, autodétermination ! » font partie des slogans les plus populaires. Le message du cortège est clair : face à des droits humains bafoués, les manifestants revendiquent la liberté. Marie, Norvégienne, apprécie particulièrement « le sentiment d’unité » procuré par le défilé. Elle rapporte que dans son pays, « l’égalité est inscrite dans la loi, mais qu’on en est loin à la fois dans la réalité et dans les manières de penser ».
« Nous nous battons pour être autonomes chez nous, avec une société inclusive où on ne doit pas avoir l’impression d’être demandeurs de services basiques. »
Un peu plus loin, Martine De Keyzer, citoyenne belge, abonde dans le même sens : « Nous nous battons pour être autonomes chez nous, avec une société inclusive où on ne doit pas avoir l’impression d’être demandeurs de services basiques. » Quelques gouttes de pluie ne parviennent pas à masquer les rayons du soleil dans les rues de la capitale. Le long des trottoirs, les nombreux portiers et gardiens de parking font partie des principaux spectateurs de la marche et regardent passer le défilé depuis leur cabine. Selon l’Enil, plus de 350 personnes ont participé à la manifestation, une nette augmentation par rapport aux 200 manifestants de l’édition précédente.
Si cela peut paraître peu par rapport aux chiffres habituels des manifestations, il faut bien garder en tête que celle-ci est européenne. Le budget d’un tel voyage lorsqu’on vient de loin, surtout lorsqu’il ne peut pas être financé par une association et que l’on se déplace dans un fauteuil, est très élevé : une française nous a confié que son séjour de quatre jours à Bruxelles lui avait coûté 1500€. Et la détermination affichée durant ces deux heures de parcours n’a rien à envier au reste des mouvements sociaux.
La veille déjà, il fallait de la volonté pour repérer sous la pluie bruxelloise le bâtiment qui héberge le siège de l’Enil. Heureusement, une série de panneaux plastifiés disposés sur les poteaux et les murs le long des trottoirs permet de trouver l’entrée avant d’être trempé. Dans le hall, les volontaires de l’Enil font l’accueil et orientent les participants. Pour les nombreuses personnes en fauteuil, pas facile de se croiser sur la moquette des couloirs étroits du rez-de-chaussée. Beaucoup arborent le tee-shirt violet qui leur a été distribué avec leur badge, sur lequel est affiché une sorte de colosse en fauteuil qui arbore ses muscles tout en tenant à la main des ballons de baudruche. Le tout sous-titré du slogan « Strong & independant living ». D’autres également siglés Enil portent le message « PISS ON PITY » en blanc sur fond noir.
A midi, l’atelier sur la neurodiversité est animé par Tess Van Deynse, activiste autiste venue de la Flandre belge. Face à une quarantaine de personnes extrêmement attentives, elle explique à grands renforts d’anecdotes l’absence de compréhension dont elle fait l’objet. Après avoir détaillé l’importance d’internet dans la planification de ses activités, elle note que la peur d’autres personnes de la « blesser » n’a abouti qu’a plusieurs reprises à provoquer une communication malhonnête. Ce sentiment trouve son écho dans le public, majoritairement féminin.
A la sortie, Thibault Corneloup et ses camarades de la CLE Autistes expliquent avoir apprécié ce témoignage de lutte pour l’indépendance où ils pouvaient se retrouver à plusieurs moments, mais déplorent le manque de solutions qui accompagnaient ce retour d’expérience personnelle. « Pour les personnes autistes en France, le modèle est institutionnel, poursuit-il. Il y a beaucoup moins d’accompagnement personnel que dans d’autres pays, comme la Belgique. Mais en France, il n’y a pas de débat sur l’institutionnalisation, beaucoup n’imaginent pas autre chose, n’ont pas de voix face aux experts. »
Imaginer autre chose, et se procurer les tactiques pour le mettre en place est aussi le but de ces ateliers. La plupart font salle comble, dans une atmosphère de grande concentration. Dans les têtes des participants, la question est : qu’est-ce qu’on va apprendre ici dont nous pourrons nous servir concrètement une fois revenus dans notre pays ? Même si les ateliers se déroulent dans la bonne humeur, ces militants venus de toute l’Europe ne se départissent pas de leur sérieux, y compris lorsque cela implique de remettre en cause les intervenants pour soumettre des critiques et obtenir des précisions.
« Le but d’une éducation inclusive, ce n’est pas de se défendre individuellement, d’avoir son concours et son job ; c’est d’apprendre à remettre en question le système économique qui a créé ces problèmes, à arriver à une société plus collective. »
Et s’ils sont rassemblés autour de leur situation commune de handicap, leur intention n’est pas de s’arrêter à cet aspect « sectoriel ». A propos de l’école, Simone Aspis met les choses au clair : « Le but d’une éducation inclusive, ce n’est pas de se défendre individuellement, d’avoir son concours et son job ; c’est d’apprendre à remettre en question le système économique qui a créé ces problèmes, à arriver à une société plus collective. » Des liens sont faits avec les luttes féministes, écologistes et antiracistes, qui subissent également de plein fouet la vague populiste réactionnaire. Dans les ateliers comme dans la conférence du troisième jour, nombre d’interventions ont pour conclusion : « Nous devons nous mettre plus en colère. »
Cette colère a eu, pendant l’événement, au moins une occasion d’être mise en pratique. Le soir de la marche, une soirée célébrant les 30 ans de l’Enil était organisée dans un espace appartenant à Microsoft non-loin du siège de l’association. Problème : les vigiles de l’immeuble annoncent que le nombre maximal de personnes est dans la salle de réception et ne laissent plus rentrer personne. Une quinzaine d’invités se retrouvent dans le hall ou sur le trottoir. Après quelques négociations infructueuses, une bonne partie des convives boycotte collectivement la salle pour se rassembler devant le bâtiment. Moins de cinq minutes plus tard, un homme sort pour déclarer que tout le monde peut rentrer. Tous les activistes rejoignent alors l’intérieur en exultant tandis que d’autres leurs tiennent les portes en leur souhaitant – enfin – la bienvenue.
Un article de Pierre-Olivier Chaput
À consulter : L’European Network on Independent Living (ENIL), 30 ans de bataille pour la vie autonome