Application de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU : la France très loin du compte
Publié il y a 3 ans, le 23 novembre 2021
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«J’ai été frappé par les niveaux de discrimination des personnes en situation de handicap en France», dit Jonas Ruskus, rapporteur du Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies. La 25e session de ce comité qui s’est tenue à la fin de l’été 2021 a examiné la situation de la France. Cet examen observe l’avancée de l’application de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU dans les pays qui en sont signataires. La France a fait l’objet d’un rappel sévère sur ses nombreuses insuffisances dans son traitement des personnes en situation de handicap et sa réticence à sortir du modèle médico-institutionnel.
La Convention relative aux droits des personnes handicapées est un texte récent. Adoptée le 13 décembre 2006, elle est entrée en vigueur le 3 mai 2008. La Convention est construite autour des principes fondateurs de la dignité, de l’égalité et de l’accessibilité. Elle promeut la mise en œuvre de politiques sur le handicap basées sur les droits humains. Et tous les deux ans, un rapport est remis au Comité des droits des personnes handicapées. Ce Comité est composé d’experts proposés et élus par les états parties, c’est-à-dire les états ayant signé la Convention, et réalise des auditions suite aux rapports qui permettent d’échanger avec ces états de l’avancée de cette mise en œuvre.
Dans les conclusions des auditions de 2021, le Comité reconnaît quelques avancées à la France : la fin des châtiments corporels, la publication de données sur l’accessibilité des transports ou encore la discrimination exercée par les employeurs qui ne fournissent pas les aménagements adéquats à leurs salariés en situation de handicap. Mais cette liste est très mince comparée à celle des griefs et inquiétudes que le Comité attribue à la France. Ce qui n’apparaît pas comme une surprise, car le ton des rapports des années précédentes était déjà alarmant. «Le rapport de Catalina Devandas Aguilar, rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées à la suite de sa visite en France en 2017 montrait déjà que la France est loin de respecter la Convention», explique à Beaview Elena Chamorro, activiste anti-validisme au Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE).
Des failles à tous les niveaux
Le Comité fustige l’absence d’harmonisation des politiques publiques sur le handicap avec celles prônées par la Convention, notant que celles en vigueur en France sont «basées sur le modèle médical et une approche paternaliste du handicap» qui «fait perdurer l’institutionnalisation systématique de personnes sur la base de leur handicap». «L’institutionnalisation des personnes ayant un handicap, y compris les enfants, dans les établissements médico-socio-éducatifs spécialisés et les dispositions juridiques qui nient le droit des personnes à une reconnaissance égale devant la loi restent un obstacle majeur pour le respect de la dignité», détaille Jonas Ruskus, interrogé par Beaview.
Les institutions où sont enfermées les personnes handicapées sont la cible de nombreux passages du rapport, face aux failles de la lutte contre les traitements inhumains et dégradants qui y prennent place. Et plus profondément, le Comité estime que l’État français ne remet pas du tout suffisamment en cause le modèle même de l’institutionnalisation. Il demande directement à «empêcher le placement en institutions fermées» et à en «finir avec l’institutionnalisation des adultes et des enfants en situation de handicap». Et lui oppose des méthodes «respectant les droits humains tels que la dignité, l’égalité, la liberté l’autonomie et l’accessibilité, qui comprend le soutien de ses pairs » ainsi que «le droit de vivre de manière indépendante et dans la communauté ».
Il dénonce également le manque criant de connaissance sur les droits des personnes handicapées, y compris de la part de professionnels travaillant avec elles, tels les soignants, juges ou encore enseignants. Cette critique générale s’étend à nombre de domaines de la société. Au travail, le rapport estime que les personnes en situation de handicap sont insuffisamment impliquées dans les organisations représentatives, y compris celles censées les représenter spécifiquement, comme le Conseil national consultatif des personnes handicapées. Le comité observe que les définitions des discriminations en France ne comprennent pas d’analyse intersectionnelle. Ce qui permettrait pourtant de croiser les discriminations subies du fait du handicap avec celles subies du fait des origines, de l’orientation sexuelle ou bien de l’âge. Les mesures visant à promouvoir l’égalité femmes-hommes dans les lois sur le handicap sont jugées «insuffisantes».
Radicalité partagée
Les militants français du CLHEE souscrivent largement à ces analyses: «Le rapport dénonce, comme nous, l’approche médicale, paternaliste et charitable des politiques du handicap. Même le terme capacitisme, synonyme de validisme, apparaît dans le rapport, un terme que Mme. Cluzel a dit ne pas connaître, dit Elena Chamorro. «Toutes les recommandations du rapport correspondent aux thématiques affichées dans notre manifeste. Nous avons été souvent traités par les défenseur.e.s de politiques réactionnaires du handicap de collectif radical mais force est de constater que nous avons la radicalité de la Convention.» Le manque de visibilité des personnes en situation de handicap physique et mental, le manque de consultation des adultes comme des enfants, le manque d’accessibilité des transports et infrastructures publics reviennent régulièrement comme des sujets d’inquiétude pour l’ONU.
La France a répondu au rapport par l’entremise d’un communiqué de presse où elle «réaffirme sa pleine mobilisation pour garantir l’accès aux droits des personnes handicapées». Dans ce texte, le secrétariat d’État de Sophie Cluzel dévie déjà des recommandations du Comité en expliquant vouloir «développer des habitats alternatifs de qualité […] entre le tout établissement et le tout domicile», tout en mettant en avant le «libre choix» des personnes. «Sans surprise, formules creuses et éléments de langage» en conclut Elena Chamorro. « C’est vrai que nous n’avons pas entendu des réponses très positives à nos questions sur l’institutionnalisation des personnes, les traitements psychiatriques forcés et les placements en unité fermée sans consentement, dit Jonas Ruskus. Cependant, ajoute-t-il optimiste, je crois, que le gouvernement va s’engager à des consultations étroites et actives avec les personnes handicapées, par l’intermédiaire des organisations qui les représentent, dans les processus décisionnels publics suivant nos recommandations et les dispositions de la Convention de l’ONU.»
Une mise en œuvre compliquée
Si activistes comme experts de l’ONU s’accordent largement sur le diagnostic et la direction à prendre, la mise en pratique est plus difficile. «Bien que le rapport de ce comité ait eu une faible couverture médiatique et n’ait pas suscité l’indignation malgré les faits graves qui y sont dénoncés, il est important qu’il existe. Notre combat, déjà légitime, le devient un peu plus, poursuit la membre du CLHEE. Mais cela reste des recommandations que le comité «prie» la France d’appliquer.» Celles-ci ne sont en effet accompagnées d’aucun pouvoir de contrainte sur les États parties. Jonas Ruskus rappelle que «la ratification de la Convention est l’engagement du gouvernement français auprès ses citoyens ayant un handicap». À ce titre, il «espère que les observations finales par le Comité vont aider le Gouvernement bien cibler leurs actions.» Il compte aussi sur le rôle que doit jouer la société civile, notamment dans la sensibilisation au modèle de handicap fondé sur les droits de l’homme par et pour les personnes handicapées, par exemple dans la formation des agents de l’État.
Le Rapporteur estime que les dispositions de la loi de 2005 sur le handicap sont pour beaucoup dans ce qu’il qualifie d’«entrave au progrès». Selon lui, cette loi confond «les associations de prestataires de services et de gestionnaires avec les organisations de personnes handicapées, ce qui entraîne des conflits d’intérêts. Les organisations de personnes handicapées sont éliminées des prises de décision en ce qui concerne le handicap dans tous les domaines.» Plusieurs organisations de personnes handicapées se sont mobilisées fin septembre 2021 en France justement contre les associations gestionnaires, sur le mot d’ordre «APF hors de nos luttes»[Association des Paralysés de France, qui gère des services et des établissements médico-sociaux ainsi que des entreprises dites adaptées].
Pour le CLHEE, qui a participé à cette mobilisation, le rapport du Comité «confirme, si besoin était, que le handicap n’est pas une question transpartisane. On est pour ou contre une politique du handicap basée sur une approche de droits humains.» La France aura a répondre de sa prise en compte de ces recommandations en mars 2028.
Un article de Pierre-Olivier Chaput