Romance et anti-validisme dans Mister T & moi, premier roman d’Elisa Rojas
Publié il y a 4 ans, le 27 novembre 2020
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Elisa Rojas, avocate au Barreau de Paris et militante anti-validisme, signe son premier roman, Mister T & moi, sorte de telenovela hilarante et engagée. Elle y évoque une passion à sens unique, un « râteau » comme elle le décrit elle-même, vécu pendant ses études de droit. A partir de son expérience personnelle, elle tisse un récit intelligent autour de la place des femmes handicapées dans la société.
« On ne peut pas tout avoir dans la vie : le beurre, l’argent du beurre, la crémière franco-chilienne et la vache normande. » Dans Mister T & moi, Elisa Rojas n’y va pas par quatre chemins. Son humour franc et ses expressions inventives peuplent cette romance originale. Une histoire dans laquelle l’amour ne dure pas toujours ou donne soi-disant des ailes. Une histoire honnête, réaliste, dans laquelle Elisa Rojas se donne enfin la parole, pour raconter son quotidien et ses émotions.
Et pour débuter Mister T & moi, rien de mieux que de commencer par la fin : son fameux « râteau » avec Mister T, vécu au Jardin des Tuileries. L’autrice avait alors préparé sa déclaration d’amour comme une plaidoirie, avec deux parties bien développées : il n’est « pas interdit d’être rigoureuse et organisée » dans ces moments-là. Mais lorsque Mister T décline ses avances et que le duo décide de ne plus jamais se contacter, le lecteur se questionne : « Mais de quoi vont être constituées les trois cents prochaines pages alors ?! ». Du meilleur. Du cheminement intérieur d’Elisa Rojas pour arriver à cet instant précis. De sa passion transie, détaillée en long, en large et en travers, avec un phrasé digne des plus beaux romans d’amour. Mais aussi, et surtout, d’une réflexion personnelle et politique autour des femmes handicapées. Cette approche inédite permet à l’autrice de livrer un roman passionnant, réconfortant, et bourré de références pétillantes à la pop culture.
La vie comme une comédie musicale
L’Hymne à l’amour d’Edith Piaf, Misery de Maroon5, Toxic de Britney Spears… La musique a un rôle essentiel dans Mister T & moi. Les évocations de morceaux très connus sont multiples et donnent au lecteur une furieuse envie de chanter à chaque page. L’autrice franco-chilienne l’avoue elle-même : « Je vis dans une comédie musicale ! La musique tient une grande place dans mon quotidien, c’est une source de détente importante parce que je me prends beaucoup la tête sur tout dans la vie. Comme certaines chansons prennent de la place à des moments clés de ma vie, il était logique qu’elles soient aussi présentes dans mon roman. Cela m’a permis de construire le récit. Et j’ai choisi des morceaux qui ratissent large sur le plan des générations pour que les lecteurs visualisent directement la musique en découvrant le texte. Je me suis d’ailleurs beaucoup inspirée de la super série Crazy Ex-Girlfriend, que je rattrape en ce moment. Le personnage principal est une avocate féministe qui tente par tous les moyens de reconquérir son amour de jeunesse, donc je me suis reconnue dans cette histoire. J’ai tout de suite pensé à ce que j’essayais de faire avec Mister T & moi ».
Telenovelas et intersectionnalité
Si l’écriture d’Elisa Rojas est simple, limpide, elle n’en reste pas moins percutante. Son histoire avec T., qui restera anonyme, offre une romance palpitante, proche de best-sellers comme Le Journal de Bridget Jones. Mais ici, pas d’happy end dégoulinant de guimauve et de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Avec cet amour à sens unique, l’autrice livre plutôt ce type de romance savoureuse, dans laquelle le prétendant est parfaitement détestable : irrésistible mais aussi extrêmement problématique. Si ce premier roman peut être comparé à l’aspect exagéré des telenovelas, des feuilletons télévisés souvent romantiques et originaires d’Amérique Latine, Mister T & moi évoque également les réflexions anti-validistes de son autrice. Parfois fétichisées sur les sites de rencontres, mais surtout infantilisées en permanence et réduites à « des êtres sages, sans âge, éthérées, éloignées de toutes préoccupations sentimentales et sexuelles et incapables d’exprimer ou de susciter le moindre désir », les femmes handicapées sont au centre du récit. Avec son propre ressenti, Elisa Rojas souhaitait « décrire ce que cela représente d’être à l’intersection entre le patriarcat et le validisme, de vivre des doubles oppressions. L’expérience que je raconte dans le livre m’a permis de dépasser un premier pallier de prise de conscience et de compréhension, même si je n’avais pas le support théorique pour mettre des mots dessus, à cette époque. Le mot intersectionnalité, qui évoque le vécu simultané de plusieurs discriminations, décrit bien la situation des femmes handicapées. On met du temps à comprendre ce que ça signifie, et c’est un travail qui continue tout au long de l’existence. Mais je souhaitais produire un récit qui puisse illustrer tous ces questionnements, d’autant plus qu’en France, il n’y a pratiquement rien sur ce sujet. » Avec Mister T & moi, l’avocate handicapée de 41 ans dévoile ainsi une représentation rare et importante des femmes handicapées, bien trop souvent invisibilisées dans les productions médiatiques ou culturelles.
« Le personnel est politique »
La co-fondatrice du CLHEE (Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation) n’en oublie pas pour autant d’ajouter un ingrédient essentiel à son livre : l’humour. « Cela fait partie de ma personnalité et c’est ma source de motivation numéro un. L’humour est un vecteur magique et génial, qui peut permettre d’amener les lecteurs, sans qu’ils ne s’en rendent compte, vers des questions beaucoup plus sérieuses et profondes ». Cette fausse comédie romantique est ainsi un prétexte pour dénoncer d’autres thématiques plus graves et encore peu discutées dans l’espace publique comme les violences dans les institutions pour personnes handicapées ou les micro-agressions quotidiennes. Elisa Rojas affirme, comme de nombreux militants, que « tout ce qui est personnel est politique, surtout dans un contexte de discriminations comme le nôtre. Il ne faut pas opposer le témoignage d’expérience et l’expertise. Il faut reconnaître une bonne fois pour toutes qu’on peut parfaitement être dans l’analyse tout en ayant vécu personnellement des situations similaires. Malgré tout, je souhaitais créer un récit positif, qui se termine bien et donne de la force aux gens. Lorsque je produis quelque chose, sur mon blog Aux marches du palais ou ailleurs, c’est toujours mon objectif premier. Je ne veux pas que ça plombe les gens mais je ne pouvais pas passer sous silence ce qui est grave et relève de la violence, parce que ça fait partie de notre vie aussi. Il fallait trouver le bon espace, le ton juste. » Au vu de la qualité de Mister T & moi, il semble qu’Elisa Rojas ait effectivement trouvé le média parfait pour s’exprimer et porter haut et fort la voix des femmes handicapées.
Un article de Salammbô Marie