Pourquoi d’anciens “enfants du Téléthon” s’élèvent contre l’émission ?
Publié il y a 4 ans, le 4 décembre 2020
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Des rassemblements contre le Téléthon ont été organisés aux États-Unis, puis au Royaume-Uni dans les années 1990. En France, des personnes handicapées protestent aussi contre l’émission, elles dénoncent des préjugés et le recours à la charité pour financer la recherche.
Tous les ans, le premier week-end de décembre, le Téléthon propose, en France, une trentaine d’heures de direct, à la télévision, afin de collecter des dons, pour lutter contre des maladies génétiques, rares et lourdement invalidantes, particulièrement les maladies neuromusculaires.
Des émissions similaires existent partout dans le monde, suscitant à chaque fois une grande mobilisation et des dons importants. Plus de 26 millions d’euros ont été collectés lors de la première édition, en France, en 1987. Plus de 106 millions d’euros de promesses de dons avaient été enregistrées en 2006. Mais des voix s’élèvent contre ce rendez-vous qui a été créé il y a plus de 70 ans, aux États-Unis.
L’histoire du Téléthon
Le Téléthon (un mélange entre émission et marathon) a été lancé par la Muscular Dystrophy Association (MDA), avec l’animateur Jerry Lewis, aux États-Unis, en 1966, au niveau national. Des événements locaux avaient déjà été organisés dans les années 1950. Objectif : lutter contre les maladies rares, notamment la dystrophie musculaire, la sclérose latérale amyotrophique (SLA), appelée en français maladie de Charcot et les maladies neuromusculaires.
En France, le Téléthon a été lancé par Bernard Barataud et Pierre Birambeau, deux pères d’enfants ayant une myopathie et membres de l’Association française contre les myopathies (AFM). Ils ont importé le rendez-vous après un voyage aux Etats-Unis. La première édition du Téléthon a eu lieu le 4 décembre 1987, sur Antenne 2 (aujourd’hui France 2). L’émission, organisée par l’AFM, avait alors duré 28 heures et était parrainée par Jerry Lewis.
Dans le monde entier, différents Téléthons sont organisés, également inspirés par l’événement américain : au Royaume-Uni, en 1988, 1990 et 1992 ; au Canada, un Télémiracle est organisé chaque année, depuis 1977 ; au Chili le Téléthon a lieu tous les ans depuis 1978 ; en Australie depuis 1968 ; en Italie depuis 1990 ; au Mexique depuis 1998…
Les dons collectés lors de ces Téléthons sont majoritairement destinés aux personnes ayant des maladies neuromusculaires, particulièrement aux enfants. Les collectes, comme celle organisée au Japon, soutiennent également des causes en faveur des plus défavorisés, victimes de guerre ou de catastrophes naturelles. Le Téléthon Mexicain collecte également des fonds pour soutenir la recherche contre le cancer.
Aux États-Unis, les premières protestations
Aux États-Unis, les protestations contre le Téléthon ont émergé en 1990. Chris et Mike Ervin, qui avaient participé lorsqu’ils étaient enfants au Téléthon, à Chicago, ont créé Jerry’s Orphans. Le nom de ce groupe de militants, luttant pour les droits des personnes handicapées, a été choisi en opposition avec les Jerry’s kids, nom utilisé pour désigner tous les enfants ayant une maladie neuromusculaire, soutenus par le Téléthon.
Les actions se sont multipliées dans tout le pays, menées notamment par des militants qui avaient été, lorsqu’ils étaient enfants, les “mascottes” de l’événement, au niveau local ou national.
“Le Téléthon annuel repose sur l’approche de la pitié pour collecter des fonds pour l’Association de la dystrophie musculaire, sapant le message du mouvement des droits civiques des personnes handicapées”, peut-on lire sur le site internet du documentaire Kids Are all right, produit par Kerry Richardson et Steven Ciampaglia en 2005, qui raconte l’histoire de ces mouvements.
Dans le film, on voit le groupe des Jerry’s Orphans, portant des affiches avec les slogans “Stop the Telethon now”, (arrêtez le Téléthon maintenant, en français) ou “No more pity”, (nous ne voulons plus de votre pitié), protester devant une assemblée préparant un événement local dans le cadre du Téléthon, à Chicago.
Au Royaume-Uni, les protestations américaines inspirent
“Nos manifestations ont été inspirées par la résistance à ces événements de nos collègues militants handicapés aux États-Unis”, se souvient Brian Hilton, artiste handicapé, activiste et membre actif de l’organisation locale GMCDP (Greater Manchester Coalition of Disabled People). Le premier rassemblement anglais contre le Téléthon a lieu en 1990, à Londres. En juillet 1992, une mobilisation similaire connaît un retentissement plus important : “plus de 1 000 personnes handicapées de tout le pays ont convergé vers le London Télévision Center (le siège de la BBC entre 1960 et 2013, situé à l’ouest de la ville)”, raconte Brian Hilton qui y a participé. “C’était beaucoup, surtout qu’au début des années 1990, les transports en commun étaient encore largement inaccessibles, alors voyager n’importe où si vous aviez une mobilité réduite, ce n’était pas facile.”
Brian Hilton se rappelle d’une manifestation joyeuse : “Il y avait des discours, des chansons et des chants de “Piss on Pity” (Pisser sur la pitié). Des bannières et des pancartes ont été agitées. À un moment donné, certains manifestants ont réussi à pénétrer à l’intérieur du bâtiment et ont temporairement interrompu la diffusion.”
Au lieu du Téléthon, les participants demandaient l’introduction d’une législation anti-discrimination, pour garantir les droits humains fondamentaux. “Nos demandes sont assez simples, nous voulons des droits, pas de la charité ! », écrivaient les organisateurs des manifestations dans le Disability writes.
Fin du Téléthon au Royaume-Uni, déclin de l’émission aux États-Unis
Au Royaume-Uni, le Téléthon de 1992 a ainsi été le dernier à être organisé. “Je pense que notre manifestation et le débat qu’elle a suscité ont joué un rôle”, se réjouit Brian Hilton. Sue Elsegood, militante pour les droits des personnes handicapées depuis 1989 a-t-elle aussi, participé au rassemblement contre le Téléthon car, “les images [des personnes handicapées lors du Téléthon] étaient oppressantes et avaient eu un impact négatif sur mon estime de moi”. Elle estime que “nous [les personnes handicapées] avons repris le contrôle de notre voix, de notre image”, grâce à cette manifestation.
Aux Etats-Unis, l’événement a perduré, mais a faibli après le départ de Jerry Lewis, en 2011, devenant une émission de 22 heures, contre 30 heures auparavant. En 2013 et 2014, l’émission est réduite à 2 heures. Elle est arrêtée en 2015. “Les familles et les sympathisants ont commencé à chercher de nouvelles façons de soutenir et de s’impliquer. MDA a de nouveau évolué pour créer de nouvelles opportunités à travers les réseaux sociaux et d’autres canaux numériques pour inspirer la nation à lutter contre la dystrophie musculaire”, indique l’association sur son site internet.
Sur Twitter, un hashtag contre le retour du Téléthon aux Etats-Unis
A la fin du mois d’octobre 2020, l’annonce du retour du Téléthon aux Etats-Unis, avec une émission de 2 heures, diffusée en ligne, portée par l’acteur Kevin Hart, a déclenché de nouvelles protestations, relayées sur Twitter avec le hashtag #EndTheTelethon (Arrêtez le Téléthon).
“Je me souviens, quand j’avais peut-être 6 ou 7 ans, être allé à la télévision en direct devant des milliers de personnes. Je me souviens que des parents disaient à la télévision que j’étais «mourant» – et je me souviens à quel point c’était douloureux “, a tweeté, par exemple, @BagofSilly pour expliquer pourquoi l’événement lui posait problème.
“Quand j’étais plus jeune, j’étais l’ambassadrice de la MDA pendant plusieurs années. A chaque fois, je racontais mon histoire pour qu’ils l’éditent en une histoire sanglante et la diffusent partout à la télévision locale. Des milliers de personnes la regardaient puis faisaient un don par pitié”, dénonce encore @ashley_fox_101.
Des dizaines de twittos se sont mobilisés pour interpeller les personnalités s’impliquant dans le Téléthon, comme @kiwi_curly, qui tweete en réponse à Michael B Jordan : “La communauté des personnes handicapées a mis en place #EndTheTelethon pour une raison! Veuillez écouter.” Un site internet a également été créé.
En France, les critiques de l’émission ne sont pas nouvelles
Bien avant les années 2000 et l’avènement des médias sociaux, la méthode Téléthon pour récolter des dons était déjà en débat entre les personnes concernées.
Selon Julia Tabath, membre du conseil d’administration de l’AFM-Téléthon, il s’agirait d’“un mouvement marginal”, elle ajoute qu’“on a le droit de ne pas aimer une émission de télévision, mais vouloir qu’elle s’arrête, je ne trouve pas ça justifié. J’ai une amyotrophie spinale. Je me souviens des périodes avant l’arrivée du Téléthon, lorsque je me promenais dans la rue, en fauteuil, les gens changeaient de trottoir. Avec le Téléthon, ce genre de geste n’existe plus. La médiatisation a fait du bien à la société et à ceux qui, comme moi, avaient envie de partager leur quotidien, sensibiliser le grand public pour avoir l’espoir d’un traitement.”
” Trois jours de Téléthon, après c’est toute la vie des regards compatissants, des gens qui te regardent la larme à l’oeil ou des réflexions paternalistes “
“Quelle image des personnes handicapées est renvoyée pendant cette émission ?” interroge Lény Marques, du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CHLEE). Le collectif dénonce deux façons de représenter les personnes handicapées, pendant le Téléthon et dans les médias en général.
Le premier aspect est l'”inspiration porn”, un concept, théorisé par Stella Young, comédienne australienne, journaliste et activiste pour les droits des personnes handicapées. Elle l’explique notamment dans une conférence Ted Talks, en juin 2014. Ce concept héroïse à outrance les personnes handicapées. “Elles sont représentées comme des personnes incroyables qui arrivent à se battre contre une maladie “, détaille Lény Marques.
Ces représentations font des personnes handicapées des “leçons de vie”. Elles ne sont alors présentes que pour inspirer les personnes valides. “C’est objectiver les personnes handicapées pour le bien être des personnes valides. Le but de ces images c’est de vous motiver, que vous vous disiez, ‘aussi horrible que soit ma vie, ça pourrait être pire'”, précisait Stella Young dans sa conférence. “Ça nous déshumanise, ça nous éloigne de la population moyenne”, confirme Céline Extenso, engagée dans le collectif anti-validiste et féministe, Les Dévalideuses.
L’autre aspect problématique de la représentation des personnes handicapées dans le Téléthon est le misérabilisme. “Il y a de la pitié, des malheureux qu’il faut sauver à tout prix et leur permettre de redevenir normaux, d’avoir une vie intéressante”, complète Lény Marques qui ajoute : “Ça renvoie l’image que seuls les valides sont heureux et les autres… Bonne chance !”.
Ces représentations, soit sous forme d’héroïsation, soit avec misérabilisme, ont pour point commun l’essentialisation. C’est-à-dire qu’elles enferment les personnes dans une identité restreinte et stéréotypée et les distinguent des autres.
Pour Celine Extenso et Lény Marques, difficile de grandir avec cette image du handicap. “Trois jours de Téléthon, après c’est toute la vie des regards compatissants, des gens qui te regardent la larme à l’oeil ou des réflexions paternalistes “, regrette Lény Marques.
Enfant, ce dernier a participé au Téléthon. Il était notamment présent aux événements organisés par Disney. Mais sa perception a évolué une fois adulte. “J’ai compris qu’il y avait un problème avec l’image qui y est représentée. Quand on grandit en ayant ce modèle à la télévision, c’est compliqué d’avoir une image positive de soi.”
Un constat partagé par Céline Extenso, qui s’est elle aussi investie auprès du Téléthon étant jeune. L’événement était important pour elle et sa famille. “J’ai une myopathie. Quand le Téléthon a été créé, j’avais sept ans. Je l’ai vécu sur le terrain. Au niveau local, j’étais une mascotte, c’était un peu déshumanisant. Quand il fallait faire un discours, on me mettait à côté. Quand il fallait dire quelque chose, je savais quoi : “le Téléthon, c’est l’espoir de guérir, c’est une grande joie, ça me fait chaud au coeur la solidarité.” Il n’y avait pas de place pour mon ressenti”, déplore-t-elle.
Les membres du CHLEE et des Dévalideuses regrettent que l’objectif de guérison soit trop mis en avant dans l’émission. “Le Téléthon ne parle que de maladie et se focalise surtout sur les conséquences de celle-ci : le handicap. Le handicap des enfants malades, leur incapacité à marcher… Leur vie est anormale et la solution pour qu’ils aient une vie ‘normale’ est de les guérir (grâce aux dons), ceci afin qu’ils redeviennent valides”, détaille Elena Chamorro, enseignante et aussi membre du CHLEE, dans un article publié sur son blog Médiapart. “En tant qu’enfant, comment peut-on se construire lorsqu’on nous promet la guérison et qu’elle ne vient pas ?”, demande-t-elle.
“Nous ne voulons pas que la recherche s’arrête”
Cependant, de nombreux progrès ont été faits dans la recherche, grâce à l’argent collecté lors de l’émission et à la médiatisation du Téléthon. Identifier les gènes responsables de certaines maladies, améliorer les diagnostics, mieux adapter les soins…
En 2019, en France, l’émission caritative avait généré 87 millions d’euros de promesses de dons. En comparaison, en 2020, le budget initial de la recherche médicale de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), seul organisme public français dédié à la recherche biologique, médicale et à la santé humaine, était de 927,28 millions d’euros. Cette somme est composée de 68% de subventions de l’État, soit 630 millions d’euros. Sur l’intégralité de ce budget, 9 % est consacré à la catégorie rassemblant génétique, génomique et bioinformatique, soit environ 83,4 millions d’euros.
Julia Tabath indique que “le Téléthon a permis de faire connaître des maladies qui génèrent un handicap sévère. Il a aussi permis à l’Etat de prendre ses responsabilités. Il a, en quelque sorte, boosté son engagement. On a besoin d’argent pour financer la recherche, en parallèle d’un développement pharmaceutique privé qui obéit aux lois du marché. Le Téléthon a permis de créer des laboratoires qui aujourd’hui mettent au point des médicaments et qui ont créé des emplois. L’Etat a été obligé d’agir sur la génétique ce qu’il ne faisait presque pas avant.”
Pour les membres du CHLEE et des Dévalideuses, la recherche devrait être publique, entièrement prise en charge par l’Etat, “Nous ne voulons pas que la recherche s’arrête. Nous nous battons pour que l’État prenne ses responsabilités et paie la recherche comme il se doit”, insiste Lény Marques. “Nous ne sommes pas contre la recherche médicale, mais contre ces représentations qui font du handicap une tragédie”, confirme Elena Chamorro.
En finir avec une vision validiste
Ce qui est reproché au Téléthon, c’est la vision validiste du handicap. Pour Elena Chamorro, “la vision portée par le Téléthon, inspirée par le modèle médical, prend racine dans une représentation négative, stéréotypée et réductrice du handicap qui active les ressorts de la peur du handicap.”
Le modèle médical est un modèle de compréhension du handicap. Elena Chamorro précise que “ce modèle perçoit le corps handicapé comme un corps défectueux. (…) Les problèmes et les difficultés des personnes handicapées sont donc perçus comme étant directement liés à leur déficience physique, sensorielle ou intellectuelle.”
Au contraire, dans le modèle social, impulsé par des activistes pour les droits des personnes handicapées, le handicap n’est plus qu’une question médicale. “Le modèle social n’attribue pas le handicap à l’individu, mais à l’environnement et appelle au changement social. Il postule que la personne est handicapée en raison de l’environnement, des attitudes, des barrières créées par la société “, explicite Elena Chamorro. “D’autres modèles le corrigent et le complètent. Parmi eux, le modèle des droits humains qui a inspiré la Convention Internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH). La Convention inclut les droits économiques, sociaux et culturels.” Cette dernière a été établie par l’ONU le 13 décembre 2006 et ratifiée par la France. le 31 décembre 2009. Elle est entrée en application à partir du 20 mars 2010.
Lény Marques déplore justement que l’accès aux droits ne soit pas évoqué pendant le Téléthon, “il n’y a pas de réflexion sur l’accès à l’emploi, au logement, à une vie sentimentale épanouie, à la difficulté de fonder une famille… Il faut sortir de l’idée qu’il faut juste guérir. Notre but, c’est de vivre comme on l’entend et que nos droits soient respectés.”
Article mis à jour le 07/12/2020
Un article de Mathilde Sire