Livres : Avec « Je vais m’arranger », Marina Carlos met en lumière les impacts du validisme
Publié il y a 4 ans, le 11 août 2020
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Marina Carlos, créatrice de contenus sur les droits des personnes handicapées, vient de publier Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées. L’autrice franco-portugaise de 32 ans signe un ouvrage à visée pédagogique sur le validisme et le caractère systémique de cette oppression. Abondamment illustré, il détaille l’éventail des situations touchées par le validisme à grands renforts d’exemples et d’anecdotes tirés des expériences de la situation de handicap moteur de Marina Carlos.
Beaview (B) : Que comptez-vous accomplir avec l’écriture et la parution de ce livre ?
Marina Carlos (MC) : Mon ambition est de faire connaître le mot validisme, peu répandu hors du cercle militant. Ainsi que d’éduquer et faire comprendre comment cette oppression est, subtilement ou pas, ancrée dans le quotidien des personnes handicapées. Le fait que les personnes handicapées soient marginalisées et exclues a également pour conséquence que ce n’est pas simple pour les personnes qui ne sont pas concernées de voir à quel point c’est omniprésent. D’un côté, faire connaître ces oppressions et comprendre ce qu’elles veulent dire, de quelles manière elles sont infiltrées dans la société. Et d’un autre côté, que des personnes handicapées puissent se retrouver dedans, peut-être mettre des mots sur leur ressenti, leur expérience.
Ces expériences face au manque d’accessibilité ne sont pas des anecdotes à tenter de régler une par une, mais reflètent un problème plus large : les personnes handicapées n’ont pas le même droit à se déplacer que les personnes valides. Marina Carlos dans « Je vais m’arranger »
B : Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ce livre, depuis l’idée jusqu’à sa parution ?
MC : Avant de commencer toute écriture, j’ai travaillé cinq ans dans le domaine du social média. À un moment, je me suis retrouvée dans une période où je n’avais plus la possibilité de travailler et je suis devenue très active sur Twitter. Au fil des échanges et du partage de mon expérience de personne handicapée, j’ai été suivie par des journalistes et commencé à avoir des opportunités d’écriture. J’ai été contactée par une maison d’édition qui aimait bien ma voix et voulait que je travaille sur un projet de livre. Ça n’a pas abouti, mais j’ai vraiment commencé à penser à ce projet de livre et à écrire par moi-même. J’ai rencontré l’illustratrice, Freaks, qui était à Paris à ce moment-là. Elle est elle-même en situation de handicap et s’est montrée très enthousiaste. De là, on a mené à bien ce projet sur plus d’un an, en français et en anglais.
B : Pouvez-vous expliciter ce « Je vais m’arranger » en titre du livre ?
MC : Le titre « Je vais m’arranger » est très symbolique, j’ai l’impression, du quotidien des personnes handicapées. C’est une phrase qui revient souvent, vu que dans une société qui n’est pas du tout accessible, qui ne prend pas en compte les besoins des personnes handicapées, l’adaptation, le fait de devoir s’arranger est omniprésent. Par exemple, lorsque je dois me rendre quelque part et que les transports ne sont pas accessibles. Bon, et bien je vais m’arranger pour y aller quand même.
B : Pourquoi la question de l’accessibilité occupe-t-elle une place aussi prépondérante dans votre livre ?
MC : Je suis une personne en situation de handicap moteur : l’accessibilité est vraiment une problématique qui s’inscrit de manière omniprésente dans mon quotidien. Je suis partie de mes expériences concrètes. Je n’ai pas forcément envie de parler d’expériences que je ne connais pas, c’est pourquoi j’ai commencé le livre en disant que c’était des situations auxquelles j’étais confrontée au quotidien. Mais l’accessibilité est plus large que ça, elle est aussi numérique par exemple. Je pense que c’est quelque chose de commun, un facteur qui, qu’on soit en situation de handicap moteur ou autre, est majeur pour l’insertion et l’inclusion des personnes handicapées dans la société.
B : Vous avez voulu faire de votre livre lui-même un objet accessible, quelle a été votre démarche à ce propos ?
MC : Lorsque je me suis mise à écrire, plutôt qu’un essai, j’ai réfléchi à ce qui serait le format le plus adapté. Le format illustré m’est apparu le plus pertinent. Je voulais vraiment que ce soit le plus « mainstream » possible. Que des personnes jeunes ou des plus âgées, handicapées ou valides, même sans aucune notion du sujet, puissent l’appréhender facilement, et avoir vraiment un lectorat divers. C’était vraiment avec ce souhait-là de faire un format qui soit le plus accessible au plus grand nombre de personnes. Le tout avec un vocabulaire et un lexique qui restent très simples mais qui n’en sont pas moins impactants et véridiques, en permettant de se projeter plus facilement grâce à des exemples concrets.
B : Vous développez également certains concepts un peu moins connus, comme celui d’intimité forcée. Pouvez-vous nous l’expliciter ?
MC : J’avais envie d’importer des concepts théoriques pas forcément connus par des personnes françaises. Ils sont souvent développés par des anglophones, et les francophones n’y ont pas toujours accès. Je trouve le concept d’intimité forcée particulièrement intéressant et pertinent à traduire car il montre à quel point le validisme peut rentrer dans notre intimité. Quand des personnes pensent que nous sommes là pour répondre à toutes les questions possibles, intimes et intrusives. Ça peut aussi s’inscrire dans quelque chose de plus « concret » quand par exemple une personne handicapée moteur veut accéder à bord d’un avion : elle va devoir être aidée physiquement par quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Elle va devoir être portée, être aidée, et avoir un lien physique avec des personnes en qui elle n’a pas forcément confiance ou alors qu’elle ne veut pas être touchée. Une personne en fauteuil va également souvent voir sa tête tapotée, comme un enfant…
B : Lorsque vous parlez de l’importance de la représentation, vous vous montrez critique de plusieurs productions journalistiques et de la manière de travailler de certains journalistes qui vous ont contacté. Dans quels écueils sont-ils selon vous tombés ?
MC : Celui que je viens juste d’expliciter notamment : une journaliste m’a déjà contacté pour savoir des choses sur ma vie sexuelle. Ça ne me poserait pas de problème si j’avais un compte consacré à ça. À ce moment-là ce serait très pertinent. Sauf que c’est une chose dont je ne parle jamais. Donc avoir comme premier message une personne qui me demande en gros de faire une lettre ouverte sur mon intimité parce que ça expliquerai la vie sexuelle des personnes handicapées… Or c’est une idée validiste de penser que les personnes handicapées ont une sexualité homogène. Il y a aussi les journalistes qui pensent que les personnes handicapées ont toutes les réponses et solutions alors que ces dernières ne décident pas d’elles-mêmes d’être marginalisées, elles subissent des politiques validistes qui les excluent.
B : Vous citez au cours du livres des posts de réseaux sociaux et, à la fin de l’ouvrage, vous recommandez des militants à suivre sur le sujet. Pouvez-vous expliquer cette démarche assez inédite ?
MC : Déjà, je voulais remercier ces personnes là qui m’ont inspiré. Si j’en suis ici, ce n’est pas toute seule, c’est grâce à ces activistes qui m’ont permis de m’éduquer, de me déconstruire, de me rendre compte que ce que je vis n’est pas que personnel mais collectif et sociétal. Et j’ai aussi envie de donner la possibilité à d’autres personnes qui ne connaissent absolument pas le sujet d’avoir des personnes à qui se référer. Ce ne sont ici que huit personnes sur beaucoup plus mais j’avais vraiment envie de montrer des personnes avec des différents backgrounds, de différentes régions du monde avec différents handicaps. Ce sont aussi des ressources en plus de mon livre, des personnes à suivre pour pouvoir comprendre le sujet de manière différente, avec certaines d’entre elles qui subissent aussi le racisme ou l’homophobie. Bref, de montrer la diversité qui existe chez les personnes handicapées.
Je vais m’arranger : comment le validisme impacte la vie des personnes handicapées, de Marina Carlos et illustré par Freaks est sorti fin juillet. Il est disponible en format numérique et papier, à partir du site internet de Marina Carlos.
Interview de Pierre-Olivier Chaput