Covid-19 : « Les établissements pour handicapés sont la cinquième roue du carrosse », Caroline Wodli, aide-soignante en Alsace
Publié il y a 5 ans, le 14 avril 2020
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Au Mont des Oiseaux, un établissement pour enfants et adultes handicapés situé dans l’une des régions les plus touchées par le Covid19, personnel et direction travaillent depuis le début de l’épidémie avec des « bouts de ficelle ».
Quand l’un des résidents lui demande si elle a peur du coronavirus, instinctivement Caroline prend sa main et lui répond : « Non, j’ai confiance. Ne t’inquiète pas, moi je vais te protéger. » Pour eux, semaine après semaine, l’aide-soignante s’efforce de garder la face et le sourire, de ne pas leur communiquer son stress et ses angoisses car « ils sentent tout », confie-t-elle. La vérité c’est que Caroline Wodli se sent impuissante et révoltée. Et pour ses résidents, oui, elle a peur. « Dans cette crise, le secteur médico-social qui rassemble les personnes handicapées et dépendantes est la cinquième roue du carrosse, estime-t-elle. Depuis une dizaine de jours on commence à parler des EHPADS et du drame qui s’y passe, mais ils sont la partie émergée de l’iceberg. Nous, on est juste derrière. » Nous, c’est le milieu du handicap et plus précisément ses établissements spécialisés restés ouverts pendant la crise sanitaire.
Enfants et adultes à haut risque
Depuis vingt ans, elle prend soin et panse les bobos du quotidien des résidents du Mont des oiseaux, un ancien camp de vacances transformé en établissement spécialisé qui, depuis 1983, accueille enfants et adultes en situation de handicap lourd. Situé à Wissembourg, une ville au nord de l’Alsace, la structure abrite une Maison d’accueil spécialisé (MAS) ainsi qu’un Institut médico-éducatif (IME), de respectivement 40 et 20 places d’internat. Des adultes, de 24 à 64 ans, vivent dans la première, quand enfants et adolescents évoluent dans le second. Tous les résidents sont handicapés, polyhandicapés, présentent des troubles du spectre autistique ou apparentés TED (troubles envahissants du développement). Certains d’entre eux ont des fragilités pulmonaires, d’autres sont alimentés au moyen d’une sonde insérée directement dans leur estomac. En temps ordinaire, c’est un public à haut risque qui demande une attention particulière. « Le personnel soignant était déjà sur le pont dès le début du mois de février pour faire face aux premiers signes de la grippe saisonnière. Certains de nos résidents ne sont pas vaccinés, raconte l’aide-soignante. », Au même moment, en Chine, le coronavirus avait déjà tué plus de 2000 personnes et commençait dangereusement à s’étendre à une trentaine d’autres pays. « On sentait la vague venir », se souvient-elle.
Moins de 24 heures laissées aux familles pour s’organiser
À partir de là, chaque structure a fait comme elle a pu, avec ce qu’elle avait. Le gouvernement et les agences régionales de santé (ARS) ont bien émis des directives dans le champ médico-social pour prévenir et contenir l’épidémie Covid-19, qualifiée de pandémie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) le 11 mars 2020. Mais entre les discours officiels et le terrain il y a parfois un monde. Dans l’établissement alsacien, les visites aux résidents ont été interdites le week-end du 14-15 mars et ceux qui avaient pour habitude de rentrer dans leurs familles ont vu leur séjour annulé. « Ces dernières ont eu moins de vingt-quatre heures pour se retourner : les parents qui ont fait le choix de récupérer leur enfant durant ce week-end ont été prévenus qu’il n’y aurait plus de retour possible dans l’établissement jusqu’à nouvel ordre », explique Caroline. Au total, seul un pensionnaire de la MAS et trois des vingt enfants de l’IME ont quitté le Mont des Oiseaux. Le lundi qui suit, deux résidentes du secteur adulte sont découvertes fiévreuses, avec des pics de température à 39°C. La fièvre figurant au titre des premiers symptômes d’une l’infection liée au coronavirus, elles sont immédiatement considérées comme des cas suspects de COVID-19. S’il n’est pas créé au Mont des Oiseaux « un espace de quarantaine dans un secteur ou une aile de l’établissement » conformément à la stratégie sanitaire recommandée par le gouvernement à l’ensemble des établissements médico-sociaux, les deux femmes sont toutefois confinées ensemble dans une chambre à partir du 17 mars. « On s’est vite aperçu que leur excès de fièvre avait été causé par des allergies chez l’une et un abcès dentaire chez l’autre, raconte l’aide-soignante. Pour autant, elles sont restées isolées jusqu’au 20 mars. Le confinement a été levé une fois que la fièvre était tombée. »
Matériel : faire avec des bouts de ficelle
Nommé directeur cinq mois avant le début de la pandémie, Philippe Favre s’est spécialisé il y a maintenant un peu plus de quinze ans dans le développement de structures médico-sociales. Pour lui, la crise sanitaire provoquée par le coronavirus ne fait que révéler et amplifier des problèmes ou des manques déjà présents. « Cet événement cristallise la fragilité de notre système de santé certes, mais les alertes des personnels soignants à ce sujet ne datent pas d’hier », rappelle-t-il. Au Mont des Oiseaux, comme dans beaucoup d’autres établissements médico-sociaux, la guerre contre le coronavirus a commencé à mains nues : sans gel, ni blouses, charlottes ou encore lunettes de protection. Et seulement 80 masques, à se partager entre l’IME et la MAS. « Quand on sait qu’il faudrait les changer toutes les trois heures sinon ils ne sont plus efficaces… », soupire Caroline. L’ARS Grand Est ne leur a rien fourni. En ce début de crise sanitaire, la priorité était donnée aux hôpitaux. « On était sérieusement démunis, résume le directeur. L’ARS ne pouvait nous délivrer ce qu’elle n’avait pas. » Et d’ajouter : « On dit que c’est dans les moments de crise qu’on se révèle. Je suis très fier de nos équipes qui, jour après jour, se montrent admirables dans leur engagement alors qu’elles doivent faire avec des bouts de ficelles. » Les visites des proches étant interrompues depuis plusieurs semaines, le seul moyen de faire entrer le virus c’est le personnel. Vigilance accrue et autodiscipline sont donc nécessaires dans cet établissement où il est impossible de faire respecter les gestes barrières tant recommandés. Dans le secteur adulte où travaille Caroline Wodli, les soignants ont su faire preuve d’ingéniosité. « Pour pallier le manque de charlottes, on travaille avec des sacs plastique sur la tête et on s’impose des douches ainsi que plusieurs tenues de rechange qui ne sortent pas de l’établissement », explique-t-elle.
Un tiers du personnel renvoyé
Pour ce qui est du confinement, le Mont des Oiseaux a fait le choix de ne pas isoler ses résidents en chambre individuelle. « De toute façon les autistes nous défonceraient la porte », sourit Caroline. « Le beau temps et la chance d’avoir un grand terrain rendent le confinement plus supportable pour tout le monde », précise Philippe Favre. Le domaine dispose en effet de douze hectares de verdure où deux poneys Fjord profitent de leur retraite anticipée – il y a deux ans et demi, l’ancien directeur a supprimé l’équithérapie pour des raisons budgétaires. Depuis les pensionnaires n’ont plus de contacts directs avec les équidés (contrairement à ce que continue de prétendre sur son site internet l’association gestionnaire AEDE, qui gère au total 28 établissements entre l’Ile-de-France et l’Alsace), mais ils peuvent tout du moins profiter de longues balades au grand air. Derrière le domaine s’étend la forêt du Mundat, seule forêt domaniale française à être binationale. Via la route qui passe en contrebas, on peut atteindre en quelques kilomètres à peine Schweigen, premier village allemand frontalier avec Wissembourg. Si en France le milieu médico-social a toujours souffert de problèmes de recrutement du fait que ses acteurs sont mal payés (autour de 1250 euros nets en moyenne pour une aide-soignante en début de carrière), ces difficultés sont accentuées dans les établissements proches de la frontière avec l’Allemagne ou du Luxembourg, où les salaires sont plus attractifs. Le Mont des Oiseaux ne fait pas figure d’exception : il n’y a plus de médecin sur le site depuis juin 2019 et le poste de psychologue y est vacant depuis décembre dernier et aucune personne ressource à qui s’adresser dans les environs. « En cette période de crise sanitaire, c’est très compliqué de faire sans. Et la difficulté est majorée par des parents qui craquent à l’extérieur ou des pensionnaires qui vivent mal le confinement et peuvent passer à l’acte avec des accès de violence sur des soignants ou d’autres résidents. Pour ceux-là, notre seule alternative est d’augmenter la dose de neuroleptiques… », confie Caroline. Outre ce manque de moyens humains chronique, la direction a demandé aux salariés considérés comme vulnérables face au virus de rester à la maison. Résultat : un tiers de tout le personnel des deux sites a été renvoyé. « Un absentéisme qui rejaillit sur la charge de travail des équipes présentes », concède Philippe Favre. A propos de la prime exceptionnelle promise par Emmanuel Macron aux soignants et fonctionnaires mobilisés, Caroline s’emporte : « Ce qu’on veut dans notre secteur ce n’est pas un bonus, mais du personnel en nombre suffisant, des moyens matériels et financiers, des conditions de travail décentes. » Sur ce point, son directeur ne peut qu’abonder dans son sens : « Le médico-social est un milieu dans lequel l’encadrement parle de valeurs, seulement il ne faut pas qu’en parler. Diriger ce n’est pas que compter. »
« Vos résidents, ils ne sont pas hospitalisables. »
Comparé aux chiffres communiqués depuis le 1er mars, soit 2625 décès pour la seule région Grand Est, il est vrai que la situation au Mont des Oiseaux fait pour le moment figure de « petit miracle », comme aime à le souligner Philippe Favre. Depuis le début de la pandémie, l’établissement n’a connu qu’un seul cas confirmé de Covid-19 parmi les résidents. « Une jeune fille de l’IME qui présentait les symptômes a été diagnostiquée positive à l’hôpital. Elle a été confinée seule il y a déjà trois semaines. Depuis plus rien ! », se félicite-t-il. Le mois d’avril a également commencé avec des bonnes nouvelles en ce qui concerne l’approvisionnement de matériel fourni par l’agence régionale de santé Grand Est : « Réserves d’oxygène, gel, masques, on commence à ne plus douter du lendemain ! se réjouit le directeur. On a même reçu un extracteur, qui nous permet de prendre en charge une personne soit dans l’attente d’une hospitalisation nécessaire, soit à son retour de l’hôpital. On ne peut pas dire qu’on se sent prêts et tranquille mais au moins on ne sera pas surpris. » Dans les rangs du personnel soignant, la prudence est de mise, on reste sur la défensive. Selon eux, il serait urgent de procéder dans le secteur médico-social à une vaste opération de dépistage comme c’est le cas dans les EHPADS. Lundi dernier, une agent de service de la MAS a été renvoyée chez elle pour se confiner. La direction venait d’apprendre qu’elle avait été en contact avec sa sœur, une éducatrice à l’IME dépistée positive au Covid-19 et en arrêt depuis le 18 mars. Depuis, Caroline Wodli craint que de nouveaux cas se révèlent au cours des prochains jours. « Si le Covid-19 réapparait dans nos murs, on n’est toujours pas équipés. Ce n’est pas avec un seul extracteur pour l’ensemble de l’établissement qu’on va s’en sortir, on n’a même pas de respirateur ! La situation pourrait s’enflammer rapidement et dans ce cas j’ai peur que les personnes malades ne soient pas prises en charge comme il se doit. Il ne faut pas se leurrer, si l’hôpital est saturé, il faudra faire des choix. » Lors de la dernière réunion, elle et ses collègues ont évoqué le pire avec la direction : s’il faut faire un choix, qui le fera ? « Le directeur était embêté… », confie-t-elle. Au Centre Hospitalier Intercommunal de La Lauter, situé à 3 kilomètres du Mont des oiseaux, un infirmier l’aurait déjà prévenue : « Vos résidents vous pouvez les oublier, ils ne sont pas hospitalisables. »
Article mis à jour le 15/04/2020
Un article de Clara Hesse