Qu’est-ce que le validisme ?
Publié il y a 4 ans, le 11 septembre 2020
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Apparu aux Etats-Unis dans les années 90, le mot de validisme désigne les discriminations et les préjugés qui ciblent les personnes handicapées. Beaview revient sur les bases de ce concept et explicite ses origines et ses expressions dans la vie quotidienne.
Le mot validisme vient du mot anglais « ableism », traduit en français comme validisme ou aussi capacitisme. Il décrit l’ensemble des préjugés et des discriminations qui visent les personnes en situation de handicap.
Les Nations Unies définissent le handicap dans la Convention relative aux personnes handicapées comme une notion évolutive qui “résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementale qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres.”
Le validisme postule que la personne valide – par opposition aux personnes handicapées – est supérieure à une personne handicapée. Il prend de nombreuses formes, du rejet pur et simple à l’infantilisation.
Le validisme entraîne l’exclusion sociale des personnes handicapées avec des conséquences observables : elles ont moins accès à l’espace public, à l’éducation, aux loisirs, à l’emploi, au logement, etc.
Quelle est l’origine de ce mot ?
Le concept de validisme apparaît aux Etats-Unis durant la seconde moitié du siècle dernier, comme résultat de la rencontre entre des mouvements militants pour les droits civils, et les milieux universitaires. La question du handicap devient alors un objet de recherche et d’étude donnant lieu à l’émergence d’une discipline, les “disability studies“. Et sort des considérations presque exclusivement médicales dans lesquelles il avait été cantonné. Plusieurs sections des départements de sociologie travaillaient sur les discriminations. Tandis que les « women studies » s’intéressent aux discriminations sexistes et les « black studies » au racisme contre les personnes noires, se penchent sur les représentations sociales des personnes handicapées, ainsi que sur leur participation dans toutes les sphères de la vie en société. L’université de Syracuse devient par la suite la première, en 1994, à créer un cursus d’étude dédié aux discriminations liées au handicap.
Jusque-là, les discriminations vécues par les personnes handicapées étaient considérées comme naturelles du fait de leurs différences physiques, mentales ou sensorielles. Ainsi, on considérait que seule la médecine pouvait aider une personne handicapée, en la soignant pour lui “rendre” sa normalité.
Les disability studies posent une question nouvelle : qu’est-ce qui limite la pleine participation des personnes handicapées dans la société ? Ces recherches démontrent que les discriminations n’ont rien de “naturel”. Elles établissent au contraire un lien direct entre les discriminations et la participation limitée des personnes handicapées à la vie sociale.
Le terme validisme permet alors de faire du handicap une question politique et non plus seulement un enjeu de santé. Les chercheurs de Syracuse et les militant-e-s contre le validisme rappellent que les personnes handicapées ont des droits et qu’elles doivent pouvoir les exercer. Par exemple, les personnes handicapées n’ont pas seulement le droit d’aller à l’école, il faut aussi qu’elles puissent accéder aux bâtiments et bénéficier d’aménagements pédagogiques si nécessaire.
Les militants contre le validisme soulignent aussi que ce n’est pas aux personnes handicapées d’effacer leurs différences pour s’adapter. Ces personnes ne défendent pas seulement l’intégration des personnes handicapées mais plutôt leur émancipation, leur possibilité de décider la manière dont elles vivent.
La lutte contre le validisme en France
En France, les mobilisations de personnes handicapées émergent à la fin des années 1950, avec le Centre des paralysés étudiants. Créé en 1958, il se rapproche rapidement de l’Unef, syndicat étudiant, avant d’en devenir une section à part entière en 1965. Également affilié un temps à l’Association des paralysés de France (APF), l’association étudiante s’en détache après des désaccords dans le contexte du mouvement social de 1968 et de l’adoption de la loi d’orientation du 30 juin 1975 dite « en faveur des personnes handicapées ».
Quelques années plus tard, deux organisations émergent : le Comité de lutte des handicapés (CLH) en 1973 et le Mouvement de défense des handicapés, qui succède au Centre des paralysés étudiants lorsque celui-ci quitte l’Unef en 1974. Le Comité de lutte des handicapés est également connu pour son journal, Handicapés méchants, qui paraît entre 1974 et 1980. Elles ne définissent pas le handicap comme une déficience physique ou mentale, mais plutôt par la « ségrégation au nom de cette déficience, parce qu’elle est un écart à la norme arbitraire ». Ces deux organisations s’opposent à la politique gouvernementale et aux associations gestionnaires d’institutions spécialisées qui « enferment » et « rentabilisent » les personnes handicapées, pour paraphraser le n°2 bis d’Handicapés Méchants.
Plus récemment, cette lutte semble connaître un regain de vigueur en France. En 2016, un collectif se fonde, le Collectif Lutte et handicap pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE) et donne de la visibilité au combat contre le validisme. A Toulouse, les activistes d’Handi-Social emmenés par Odile Maurin multiplient depuis 2001 les actions de désobéissance civile. Le Collectif pour la liberté d’expression des autistes, officialisé en mars 2019, ou encore le collectif féministe intersectionnel Les dévalideuses, qui apparaît en novembre 2019, s’inscrivent eux-aussi dans une perspective antivalidiste.
Certains de ces collectifs s’organisent également à l’échelle européenne, notamment via le Réseau européen pour la vie autonome (Enil).
Comment s’exprime le validisme dans la vie quotidienne ?
Aujourd’hui, des préjugés validistes sont présents dans tous les domaines de la vie en société et à tous les niveaux et dans l’imaginaire collectif. Beaucoup de personnes handicapées elles-mêmes ont intériorisé cette dévalorisation, inculquée par leur entourage proche ou éloigné et pensent en conséquence qu’elles méritent moins que les personnes valides. Comme c’est le cas pour d’autres types de discrimination, elles ont accepté l’oppression et les préjugés et considèrent cela normal, ou « pas si grave ». Ce qui contribue à maintenir les discriminations subies par les personnes handicapées.
En France, c’est la loi handicap de 2005 (« pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » de son nom complet) qui définit le cadre des politiques publiques sur le handicap. Y est par exemple inscrit le principe d’accessibilité de tous les domaines de la vie sociale. Mais ces dispositions sont loin d’avoir été toutes appliquées, et certaines se sont même vues rognées et détricotées depuis.
Des accès restreint à l’espace public
Restaurants, cabinets de médecins, magasins, etc. : autant de lieux qui ne sont pas forcément accessibles et adaptés aux besoins des personnes handicapées. Concernant les transports en commun, à Paris par exemple, seules neuf stations de métro sur plus de 300 sont accessibles pour les personnes à mobilité réduite. A Londres, pour comparaison, ce sont 72 stations du métro sur 270, soit 27%. Une proportion censée s’élever à 40 % d’ici à 2022.
Au-delà des transports publics et commerces, c’est souvent la rue même qui n’est pas accessible. Certaines personnes en fauteuil sont par exemple obligées de transporter avec elles une rampe portative pour tous leurs déplacements. Sous peine de risquer de rester coincé de manière frustrante, voire dangereuse si c’est sur la chaussée.
Éducation : des accès au savoir encore limités
De l’école primaire à l’Université, accéder au savoir reste un parcours semé d’embûches pour les élèves handicapés. Si les écoles sont, en théorie, tenues d’être au moins partiellement accessibles, les mises aux normes sont très loin d’avoir été effectuées partout en France. De plus, le régime des AESH et AVS (Accompagnants des élèves en situation de handicap et auxiliaires de vie scolaire), qui aident les élèves handicapés à, par exemple, noter le cours, est en train de changer. Personnels déjà précaires et déconsidérées, elles – car ce sont majoritairement des femmes – sont de plus en plus mutualisées, c’est à dire rattachées à un établissement ou une zone géographique et plus à un ou des élèves particuliers. Au risque que l’élève soit abandonné lorsque il n’est, par exemple, pas possible pour l’assistante de se trouver dans deux salles différentes au même moment.
Il en va souvent de même pour les centres de loisirs des enfants et autres activités périscolaires. Selon le rapport de la mission nationale accueil de loisir et handicap remis en décembre 2018, les enfants de 3 à 12 ans handicapés (1,9% de leur classe d’âge) ne représentent que 0,28% du public des centres de loisir sans hébergement. Soit sept fois moins que ce qu’ils devraient être en théorie. Malgré l’apparition progressive de centres de loisirs dits “paritaires”, l’exclusion est encore la norme.
Travail : en entreprise, un recrutement compliqué et ailleurs l’exploitation
En entreprise, les personnes handicapées ne peuvent souvent pas travailler dans les structures qu’elles convoitent. Elles peuvent être sujettes à la discrimination à l’embauche : avoir un handicap est souvent vu comme un obstacle à la productivité par l’employeur, ou comme une incapacité à assumer un poste à responsabilité. Leurs besoins d’aménagement peuvent aussi être vus comme contraignants, voire refusés : fournir une aide au suivi des réunions pour les personnes sourdes, équiper une personne malvoyante de l’écran dont elle a besoin, aménager le temps de travail d’une personne dont la maladie chronique entraîne une forte fatigabilité, etc.
Des structures ont néanmoins été créées pour mettre au travail les personnes handicapées : les ESAT (établissement et service d’aide par le travail, anciennement centre d’aide par le travail). Considérés comme des usagers d’une structure de soin avant d’être des travailleurs, ils ne bénéficient pas des dispositions du code du travail, sauf en matière de sécurité, hygiène et médecine du travail. Pas de syndicats, pas le droit de faire grève, pas de prud’hommes, et le salaire est seulement compris entre 55,7 % et 110,7 % du SMIC.
Logement : habiter où l’on peut, pas où l’on veut
De nombreux logements ne sont pas adaptés au handicap, notamment moteur : portes trop étroites, place non suffisante pour manœuvrer un fauteuil dans les sanitaires, etc. La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées prévoyait que les logements neufs soient adaptés. Enfin, en réalité seulement tous les logements neufs situés au rez-de-chaussée ou desservis par un ascenseur. Soit autour de 40% des constructions depuis 2005.
Depuis, la loi sur le logement de 2018 a fait un pas en arrière : dans les bâtiments d’habitation collectifs, seuls 20% (de ces 40% donc) des logements neufs construits devront être « accessibles ». Soit moins de 10% du total. Le reste, c’est à dire l’autre moitié de ces 40%, devra seulement être « évolutif ». Cette nuance de poids sous-entend que ces nouveaux logements évolutifs doivent pouvoir devenir, à charge de travaux supplémentaires, accessibles, mais qu’ils ne sont plus tenus de simplement l’être de base. Ce qui va immanquablement limiter les possibilités pour les personnes handicapées de rendre visite à leur famille et à leurs amis.
Des aides sociales faibles à l’accès compliqué
Les personnes en situation de handicap ont droit à plusieurs aides sociales spécifiques. La plus emblématique d’entre elles est l’AAH, l’allocation adulte handicapé. Son attribution comme son éventuel renouvellement est conditionné à une impossibilité de travailler.. Le montant de cette aide est plafonné en fonction des ressources, qui ne peuvent dépasser 10 832 € par an pour une personne seule, soit un montant mensuel inférieur au seuil de pauvreté.
De plus, lorsque la personne est en couple, les revenus de la ou du conjoint sont également pris en compte dans le calcul du montant de l’aide, provoquant des situations de dépendance financière aux conséquences délétères. Pour les personnes les moins autonomes, la majoration pour la vie autonome (104,77€/mois) peut s’ajouter.).
L’autre grande aide sociale du handicap est la Prestation de Compensation du Handicap (PCH). Créée en 2005, elle sert à rembourser, sur justificatif, certains surcoûts liés au handicap dans six domaines allant de l’aide humaine à l’aide animale en passant par le transport. Cette compensation particulièrement importante est dans le viseur des apôtres de la rigueur budgétaire. Là aussi, l’âge et l’évaluation des difficultés causées par le handicap conditionnent l’attribution et le montant de l’aide.
Des comportements infantilisants
Ces discriminations concernant l’emploi, le logement, etc. sont mesurables et observables mais certains discours et attitudes validistes le sont moins facilement. Là où certains sont ouvertement hostiles aux personnes handicapées ou condescendantes, d’autres se veulent bienveillantes. Elles peuvent être convaincues de se comporter de la bonne manière, ou bien vouloir se donner bonne conscience et montrer leur valeur morale. Sauf qu’elles n’expriment essentiellement qu’un refus de considérer la personne handicapé comme un individu à part entière, aussi conscient que n’importe qui de ce qu’il veut.
Par exemple, de nombreuses personnes handicapées rapportent que les passants leur souhaitent « bon courage » en les croisant, comme si leur vie était difficile alors que ces personnes vivent simplement leur quotidien. D’autres insistent pour apporter leur “aide” alors que la personne handicapée a clairement exprimé son refus. Elles pensent alors savoir mieux que la personne concernée ce qui est bon pour elle, quitte à ne pas tenir compte de son avis. Cette logique d’infantilisation peut aussi être observée quand les personnes valides simplifient à outrance leur vocabulaire.
Des représentations inexactes dans la culture et les médias
Si les préjugés validistes sont aussi répandus et vivaces, c’est aussi parce qu’ils sont médiatiquement entretenus. La présence de personnes et personnages handicapés dans les médias et la culture est rare, et lorsqu’elle existe, tend souvent à renforcer les clichés. Les angles médiatiques principaux de la représentation de l’handicapé est celle du “héros” ayant “surmonté sa condition” pour réaliser un “exploit”, ou bien le parangon du courage qui réussit à vivre malgré tout.
Dans ces conditions, il est difficile pour la société de se représenter les handicapés comme des personnes somme toute normales si l’on ne dispose d’aucun exemple de personne handicapée dont l’existence et les sentiments ne soient pas entièrement définis et conditionnés par ce handicap. Dans la littérature, bossus et boiteux constituent une réserve immense d’antagonistes et personnages au mieux douteux au pire maléfiques. Même les productions censées mettre “à l’honneur” les personnes handicapées, du film Intouchables au Téléthon, sont critiquées pour leur approche : entre misérabilisme caritatif pour l’un et conception du handicap comme seul et plus grave problème de la vie du personnage pour l’autre.
Des préjugés sur la vie sociale
La vie sociale et affective des personnes handicapées est aussi sujette à ces préjugés validistes : il est souvent présupposé que les personnes handicapées n’ont pas d’amis, ne sortent pas boire un verre, n’ont pas de relations affectives ou sexuelles car « indésirables » et n’auront pas d’enfants.
Valides ou handicapées, peu de personnes sont conscientes des discriminations systémiques (c’est-à-dire présentes institutionnellement dans toute la société) dont les personnes handicapées font l’objet. C’est pour cela qu’on parle d’une société validiste.
Article mis à jour le 14/09/2020
Un article de Talía Olvera, Pierre-Olivier Chaput et Laure Delacloche
Sources :
Davis, Lennars J., The Disability Studies Reader, Fouth edition, Routledge, New York, 2013, 578 p.
La culture du valide (occidental), Zig, Infokiosques, 2004
Handicap : ces militants qui cassent les codes, Elsa Maudet, Libération, 2017